Analyse de l'arrêt ATF 150 III 123 - TF 4A_121/2023

Pascal Jeannin, Avocat, Dr en droit

Caractère abusif du loyer initial d’un immeuble ancien : quelques précisions au sujet du renversement de la présomption

I. Objet de l’arrêt

Le présent arrêt est la suite de l’ATF 147 III 431 et apporte des précisions sur la manière dont le bailleur peut renverser la présomption que le loyer est abusif en cas d’augmentation massive du loyer initial d’un immeuble ancien par rapport au loyer payé par le locataire précédent.

II. Résumé de l’arrêt

A. Les faits

Par contrat de bail du 30 mars, respectivement du 4 avril 2017, A. a donné à bail à B., à compter du 16 avril 2017, un appartement de 2 pièces au 4e étage d’un immeuble situé en ville de Zurich, dans le quartier d’« Aussersihl » (4e arrondissement). Le loyer net convenu était de CHF 1’060.- par mois, avec, en sus, des montants de CHF 55.- à titre de frais de chauffage et d’eau chaude ainsi que de CHF 110.- à titre de frais d’exploitation. Le 30 mars 2017, la bailleresse a notifié à la locataire le formulaire de notification du loyer initial. Il en ressort que le loyer net du locataire précédent s’élevait à CHF 738.-, les montants des acomptes étant identiques. La bailleresse a indiqué comme motif de majoration du loyer une « adaptation aux loyers usuels de la localité et du quartier » (En fait, A.).

Le 2 mai 2017, la locataire a contesté le loyer initial par-devant l’autorité de conciliation du district de Zurich, qui a rendu une proposition de jugement. La bailleresse s’est opposée à celle-ci et une autorisation de procéder lui a été délivrée. Cette dernière a dès lors agi le 14 septembre 2017 devant le Tribunal des baux du canton de Zurich et a conclu à la constatation du caractère non abusif du loyer net de CHF 1’060.- pour l’objet loué, subsidiairement à la fixation judiciaire du loyer, le tout avec suite de frais judiciaires et dépens. A l’appui de sa demande, la bailleresse a déposé une expertise privée et a indiqué 23 appartements dont, selon elle, la situation, la taille, l’année de construction, l’équipement et l’état étaient comparables à l’objet loué. Le loyer net de tous ces objets était plus élevé. La locataire a contesté le caractère comparable des objets indiqués par la bailleresse.

Par jugement du 26 août 2019, le Tribunal des baux du canton de Zurich a déclaré abusif le loyer net de CHF 1’060.- et l’a réduit de manière rétroactive, à compter du début du bail, à CHF 855.- par mois. Par arrêt du 2 mars 2020, l’Obergericht du canton de Zurich a rejeté un appel interjeté par la bailleresse contre ce jugement. (En fait, B.a-B.b.).

La bailleresse a saisi le Tribunal fédéral, qui a admis le recours contre cette décision par arrêt du 6 mai 2021 et renvoyé l’affaire à l’instance inférieure pour nouvelle décision (ATF 147 III 431, cf. Newsletter bail.ch juillet 2021). Dans cet arrêt, le Tribunal fédéral a essentiellement considéré qu’il existait une présomption du caractère abusif du loyer initial en cas d’augmentation massive du loyer d’un immeuble ancien par rapport au loyer précédent, mais non un renversement du fardeau de la preuve, et a indiqué de manière générale de quelle manière la présomption pouvait être renversée. Il a annulé l’arrêt précédent en considérant que l’autorité inférieure n’avait pas examiné s’il existait des doutes fondés susceptibles de renverser cette présomption.

Par arrêt du 4 août 2021, l’Obergericht du canton de Zurich a annulé le jugement du Tribunal des baux du 26 août 2019 et a renvoyé l’affaire à ce dernier pour nouveau jugement. Le 1er septembre 2021, le Tribunal des baux du canton de Zurich a une nouvelle fois constaté le caractère abusif du loyer initial et a fixé le loyer initial net à CHF 855.- par mois. Le 17 janvier 2023, l’Obergericht du canton de Zurich a rejeté un appel dirigé contre le jugement de première instance du 1er septembre 2022 (arrêt publié in : ZMP 2023 n° 1). Il a confirmé l’appréciation de l’instance inférieure selon laquelle les indices apportés par la bailleresse n’étaient pas suffisants afin de renverser la présomption du caractère abusif du loyer initial. La bailleresse a fait recours auprès du Tribunal fédéral contre cette décision de dernière instance cantonale, demandant l’annulation du jugement précédent et la constatation que le loyer de CHF 1’060.- par mois pour l’objet loué n’était pas abusif (En fait, B.d-C.).

B. Le droit

Le Tribunal fédéral était donc amené à se prononcer sur la question suivante : est-ce à juste titre que les instances inférieures ont considéré que la bailleresse n’avait pas réussi à éveiller un doute fondé concernant le caractère abusif du loyer initial ? L’objet loué constitue, en l’occurrence, un « immeuble ancien » dont le loyer a augmenté « massivement » par rapport au loyer précédent pour lequel le caractère abusif du loyer initial était donc présumé. Ces points n’étaient pas contestés.

Dans son arrêt du 6 mai 2021 (ATF 147 III 431, consid. 4.3.1), le Tribunal fédéral avait indiqué que la bailleresse pouvait renverser la présomption, en apportant par exemple des statistiques même lorsqu’elles ne respectent pas les conditions de l’art. 11 al. 4 OBLF, ou seulement trois ou quatre objets de comparaison remplissant les critères de l’art. 11 al. 1 OBLF, complétés par des statistiques ou d’autres éléments qui permettent de conclure au caractère usuel du loyer dans la localité ou le quartier. De même, il ne convient pas d’appliquer les critères de l’art. 11 al. 1 OBLF avec la même rigueur que lorsqu’il s’agit d’apporter la preuve pleine. Une expertise privée peut éventuellement être utile à ce sujet. Dans ce contexte, il convient aussi de prendre en compte le fait que le bail précédent était de longue durée. Il revient au juge cantonal d’apprécier les indices apportés par la bailleresse en conformité avec l’expérience générale de la vie et ses connaissances du marché local. Si, sur cette base, il arrive à la conclusion que la bailleresse a éveillé des doutes fondés concernant le caractère abusif du loyer initial, il incombe au locataire d’apporter la preuve pleine du caractère abusif du loyer au moyen de cinq objets comparatifs ou de statistiques officielles.

En l’occurrence, l’instance inférieure s’est fondée sur des statistiques officielles de la ville de Zurich pour l’année 2006 (« Mietpreisstrukturerhebung ») et a adapté les résultats au moyen de l’indice des loyers, également publié par la ville de Zurich (« Mietpreisindex »). Elle en a déduit qu’une majoration modérée du loyer aurait été admissible, mais d’un montant inférieur de CHF 200.- par rapport à celle appliquée par la bailleresse. Il s’agirait dès lors d’un indice confirmant le caractère abusif du loyer initial contesté. En ce qui concerne les objets de comparaison, seuls deux des 23 objets proposés auraient été à considérer comme comparables selon l’instance inférieure. Les autres objets ont été écartés en raison d’une différence relative à la situation géographique, à l’exposition au bruit des objets proposés ou en raison du défaut d’allégation des éléments déterminants par le bailleur. Seuls deux objets étaient comparables au logement litigieux, ce qui ne suffisait pas pour renverser la présomption. Le Tribunal de première instance avait complété d’office des informations relatives à l’exposition au bruit de deux objets supplémentaires. Si on les avait pris en compte, il y aurait eu quatre objets de comparaison et il en aurait résulté un loyer usuel de CHF 1’400.- par mois. Cependant, comme cette indication ne se fondait que sur quatre objets de comparaison, la présence d’autres éléments indiquant le caractère non abusif aurait été nécessaire afin de renverser la présomption. Ce n’était pas le cas en l’espèce, ce d’autant plus que les données statistiques auraient indiqué, elles, un abus. En ce qui concerne la durée du bail précédent – qui était de 20 ans environ – l’instance inférieure a considéré qu’elle n’était également pas suffisante pour renverser la présomption du caractère abusif du loyer initial. Le niveau général des loyers a certes augmenté durant cette période, ce qui parle en faveur de l’admissibilité d’une « certaine majoration » du loyer. Toutefois, l’admissibilité d’une majoration serait déterminée au moyen d’une comparaison concrète de l’objet loué, non rénové depuis plus de 20 ans et exposé au bruit, avec des objets comparables et non sur la base du niveau général des loyers. De plus, il n’aurait pas été possible de déterminer le montant de la majoration admissible (consid. 4.1).

Dans son recours au Tribunal fédéral, la bailleresse invoque que l’instance inférieure aurait appliqué une échelle beaucoup trop stricte. La protection contre les loyers abusifs au sens de l’art. 109 Cst. féd. n’aurait pas pour but de déterminer au centime près le loyer initial admissible, mais uniquement d’empêcher des abus. L’instance inférieure aurait perdu de vue ce principe dans son appréciation des indices dans le cas présent. Elle aurait apprécié les 23 objets de comparaison offerts en appliquant la même échelle que pour la preuve stricte des loyers usuels dans la localité ou le quartier (consid. 4.2. et 4.4.).

Le Tribunal fédéral précise à ce sujet qu’il s’agit, à ce stade du raisonnement, uniquement d’exclure des objets de comparaison qui, de façon évidente, ne sont pas comparables avec l’objet dont le loyer est contesté. En l’occurrence, l’instance inférieure a toutefois, selon le Tribunal fédéral, appliqué l’échelle relative à la preuve stricte du caractère usuel du loyer. Il en va en particulier ainsi en ce qui concerne la notion de « quartier ». Sur ce point, l’instance inférieure a retenu qu’en l’occurrence, le quartier dans lequel se trouvait l’objet considéré (i.e. le 4e arrondissement de la ville de Zurich) constituait une entité historique et administrative. Une délimitation différente du « quartier » afin d’exclure des objets non comparables par rapport à la délimitation applicable pour la preuve stricte du loyer usuel ne serait dès lors pas possible sans tomber dans l’arbitraire. Aucun critère objectif ne permettrait de déterminer la zone géographique dans laquelle les objets sont considérés comme « comparables ». Elle a ainsi exclu de la comparaison un objet proposé par la bailleresse qui se trouve dans le 3e arrondissement de la ville de Zurich, mais à la limite entre les deux arrondissements et qui avait encore été considéré comme « comparable » par le Tribunal de première instance. Le Tribunal fédéral retient que, sur ce point, l’instance inférieure n’a pas pris en compte qu’il s’agissait, à ce stade du raisonnement, uniquement de vérifier si le bailleur a réussi à générer des doutes quant au caractère abusif du loyer initial contesté. Sous cet aspect, il n’est pas compréhensible de savoir pour quelles raisons un objet dans un autre quartier, mais immédiatement à la frontière du quartier considéré ne pourrait pas être pris en compte (consid. 4.4.1 - 4.4.2.).

L’instance inférieure a exclu un certain nombre d’objets de comparaison en raison de leur exposition au bruit, en se fondant sur la jurisprudence du Tribunal fédéral selon laquelle une différence d’exposition aux nuisances sonores exclut à elle seule toute comparaison selon le critère expressément consacré par l’art. 11 al. 1 OBLF (ATF 139 III 13, consid. 3.3.2). Le Tribunal fédéral considère que cette jurisprudence se rapporte uniquement à la preuve stricte du loyer usuel et ne saurait être appliquée telle quelle au renversement de la présomption du caractère abusif du loyer initial. Il est dès lors admissible de procéder à une pondération de la situation des différents objets et de compenser des différences en fonction d’une appréciation d’ensemble (consid. 4.4.3.).

En ce qui concerne la durée du bail précédent, l’instance inférieure avait retenu qu’il n’était pas contesté que le bail précédent avait duré 20 ans environ et que le loyer n’avait jamais été refixé selon la méthode absolue durant cette période. Le niveau des loyers a généralement augmenté durant cette période. Il aurait donc été possible que le loyer soit augmenté en application du critère des loyers usuels. L’on ne saurait en déduire, selon l’instance inférieure, que le loyer initial contesté ne serait pas abusif. Selon le Tribunal fédéral, l’instance inférieure applique à nouveau des exigences trop strictes quant aux indices apportés par la bailleresse. Celle-ci ne devait, à ce stade, précisément pas démontrer que le loyer initial n’était pas abusif. A fortiori, l’indice du caractère élevé de la durée du bail précédent ne saurait être balayé sous prétexte que l’on ignore quel était le montant admissible du loyer. La question de savoir si l’indice est propre à mettre en doute la présomption du caractère abusif du loyer initial est la seule question déterminante. Il n’est dès lors pas clair de savoir pourquoi la durée du bail de 20 ans ainsi que l’augmentation du niveau général des loyers durant cette période ne devraient pas éveiller des doutes relatifs à la présomption du caractère abusif du loyer initial (consid. 4.5.).

Malgré le fait que l’instance inférieure ait appliqué des critères trop stricts, elle a considéré au moins deux – voire quatre – objets proposés par la bailleresse comme comparables. Il en résulte un loyer moyen de CHF 1’357.- par mois (respectivement, si l’on prend en compte les quatre objets, CHF 1’400.‑), ce qui est plus élevé que le loyer initial contesté de CHF 1’060.-. Au vu de ce qui précède, les objets de comparaison proposés par la bailleresse et considérés comme comparables par l’instance inférieure sont à considérer comme indices générant un doute fondé au sujet du caractère abusif du loyer initial. Il en va de même de la durée – élevée – du bail précédent (consid. 5.1. et 5.2.).

En ce qui concerne les statistiques officielles, le Tribunal fédéral considère que celles-ci auraient également dû amener l’instance inférieure à douter du caractère abusif du loyer initial contesté, étant donné qu’elles indiquaient une augmentation du niveau général des loyers dans le quartier concerné. L’instance inférieure ne saurait attendre de la bailleresse que celle-ci prouve le montant exact de l’augmentation admissible, car il ne s’agit, à ce stade du raisonnement, précisément pas de fixer le loyer admissible (consid. 5.3.).

Dès lors, la bailleresse a en l’occurrence généré des doutes fondés quant au caractère abusif du loyer initial. La présomption a dès lors été renversée et il incombe au locataire d’apporter la preuve stricte du caractère abusif du loyer initial en application du critère des loyers usuels dans la localité ou le quartier (consid. 5.4.).

Il convient dès lors d’examiner si le locataire a apporté la preuve stricte du caractère abusif du loyer initial contesté. Dans sa réponse au recours, la locataire aurait pu développer un argumentaire subsidiaire tenant à démontrer qu’elle avait offert, dans la procédure devant l’instance inférieure, cinq objets de comparaison répondant aux exigences de l’art. 11 al. 1 OBLF. Or elle n’a pas procédé ainsi et s’est uniquement fondée sur la présomption du caractère abusif du loyer initial. Il peut dès lors être renoncé à renvoyer l’affaire à l’instance inférieure pour vérifier si le caractère abusif du loyer initial a été démontré par preuve stricte (consid. 6.).

Le Tribunal fédéral admet dès lors le recours et dit que le loyer initial contesté de CHF 1’060.- n’est pas abusif (consid. 7.).

III. Analyse

Dans le présent arrêt, le Tribunal fédéral rajoute un épisode dans sa série des jurisprudences concernant les augmentations massives de loyers par rapport au loyer précédent dans des immeubles anciens, soit des objets pour lesquels le critère du loyer usuel (art. 269a lit. a CO) est prépondérant.

A. Rappel de la jurisprudence sur la présomption du caractère abusif du loyer initial

Dans l’ATF 139 III 13, le Tribunal fédéral a considéré que le fardeau de la preuve du caractère abusif du loyer initial incombait en principe au locataire. En l’occurrence, malgré le fait que le loyer contesté était de 43 % plus élevé que le loyer précédent alors que le taux hypothécaire de référence était passé de 4,5 % à 2,25 % depuis et que le renchérissement a été modeste, le Tribunal fédéral a estimé que le loyer initial était « très certainement abusif ». Il en a déduit qu’en vertu « du devoir de collaborer du bailleur à l’administration de la preuve », ce dernier aurait dû apporter la « contre-preuve ». Le Tribunal fédéral a précisé que ce devoir de collaborer « trouve tout son sens dans l’hypothèse où ce dernier [soit le bailleur], comme en l’espèce, a augmenté le nouveau loyer de plus de 10 % par rapport à l’ancien loyer ».

L’arrêt a provoqué une certaine confusion, car, à sa lecture, il n’était pas évident de savoir si l’allègement de la preuve en faveur du locataire d’un immeuble ancien face à une augmentation massive par rapport au loyer précédent introduit par le Tribunal fédéral constituait un renversement du fardeau de la preuve, une présomption ou devait être rattaché au devoir de collaborer du bailleur. Une partie de la doctrine avait estimé qu’avec l’ATF 139 III 13, le Tribunal fédéral avait introduit un tel renversement du fardeau de la preuve (ainsi Conod, Contestation du loyer initial : fardeau de la preuve lorsque le bailleur s’est prévalu des loyers usuels dans la formule officielle [arrêt 4A_491/2012], Newsletter bail.ch, février 2013, p. 3 s. ; Rohrer, Anfechtung des Anfangsmietzinses, MRA 2/2013, p. 24 ss).

Dans l’ATF 147 III 431 – qui concerne déjà la présente affaire – le Tribunal fédéral a précisé que sa jurisprudence devait se comprendre dans le sens où il existait, en cas de contestation du loyer initial d’un objet loué dans un immeuble ancien, une présomption de fait que le nouveau loyer est abusif s’il y avait une «  augmentation massive  » du loyer par rapport au loyer précédent. L’augmentation massive du loyer initial par rapport au loyer précédent pour un immeuble ancien fait donc présumer de fait, sur la base de l’expérience générale de la vie, le caractère abusif du loyer initial. Pour se défendre, le bailleur doit alors « créer un doute fondé quant à la présomption selon laquelle le loyer est abusif » (consid. 4.2.), autrement dit apporter la contre-preuve (Jeannin, La preuve en droit du bail – Loyers, défauts et résiliation de baux d’habitation et de locaux commerciaux à l’aune des questions probatoires, Thèse, Neuchâtel 2022, N 838). Pour que l’augmentation soit « massive », elle doit être nettement plus élevée que 10 %. Une augmentation de 44 % remplit en tout état de cause cette condition.

Dans l’ATF 148 III 209, le Tribunal fédéral a confirmé cette jurisprudence et a traité l’hypothèse dans laquelle le loyer initial est présumé abusif en raison d’une augmentation massive, le bailleur ne réussissant pas à renverser la présomption et les moyens de preuve à disposition ne permettant pas de fixer le loyer initial admissible (pour un résumé et un commentaire de cet arrêt, voir Jeannin, Contestation du loyer initial d’un immeuble ancien : fixation du loyer admissible lorsque le caractère abusif du loyer est présumé [arrêt TF 4A_554/2022], Newsletter bail.ch juillet 2022).

B. Précisions apportées par le présent arrêt

Le présent arrêt amène quelques compléments intéressants sur la manière d’apporter la contre-preuve. Rappelons que la contre-preuve désigne le processus par lequel la partie apporte des éléments objectifs pour ébranler la conviction « provisoire » que le tribunal s’est forgée sur la base de la preuve apportée par la partie adverse (Jeannin, Thèse, op. cit., N 216 et les réf.). En l’occurrence, il s’agit donc de la destruction de la conviction provisoire du tribunal que le loyer est abusif, fondée sur l’augmentation « massive » du loyer initial par rapport au loyer précédent.

Dans l’ATF 147 III 431, le Tribunal fédéral a considéré que lorsqu’il s’agit de détruire la présomption du caractère abusif, il ne convenait pas d’appliquer les critères de l’art. 11 al. 1 OBLF avec la même rigueur que dans le cadre de la preuve pleine, car l’opération se limite à générer des doutes quant à la présomption du caractère abusif du loyer. Dans le présent arrêt, notre Haute Cour, face à une interprétation discutable de ces considérations par les instances inférieures, procède aux précisions suivantes.

Il convient uniquement d’exclure des objets de comparaison qui, de façon évidente, ne sont pas comparables avec l’objet dont le loyer est contesté. Ce n’est en particulier pas le cas du simple fait qu’un objet ne se trouve pas dans la même circonscription administrative de la localité concernée ou que son exposition aux nuisances sonores est différente. Contrairement à ce qui prévaut pour la preuve directe du caractère usuel du loyer, les avantages et inconvénients que présente un objet de comparaison par rapport à l’objet dont le loyer est litigieux peuvent être pris en compte de manière circonstanciée et compensés.

Ces considérations se justifient à notre sens, car il s’agit de faire douter le tribunal de la conclusion « provisoire » du caractère abusif du loyer fondé sur la présomption – et donc sur l’expérience générale de vie et non à proprement parler sur les circonstances concrètes. Le tribunal est au demeurant libre dans l’appréciation de cette preuve (art. 157 CPC).

En ce qui concerne le critère de la durée élevée du bail précédent, les considérations du Tribunal fédéral apparaissent moins convaincantes. A bien les comprendre, le simple constat que le bail précédent était de longue durée et que le niveau général des loyers était en constante augmentation suffirait à renverser la présomption. Cela paraît passer à côté de l’idée de base de cette présomption, exprimée à l’ATF 139 III 13, consid. 3.1.4. C’est en effet le décalage entre, d’un côté, l’évolution du loyer et, de l’autre, celle des critères cardinaux de sa fixation – soit le taux hypothécaire de référence et l’IPC – qui fait présumer son caractère abusif. A notre sens, si une augmentation, même importante, du loyer après un bail de longue durée ne permet pas en soi de présumer que le nouveau loyer est abusif, le fait que cette augmentation soit en décalage important par rapport à l’évolution des critères de fixation du loyer le permet bel et bien, peu importe la durée du bail précédent.

C. Appréciation

A la lecture du présent arrêt, il convient donc de constater qu’il est risqué, pour les locataires, de se fier à la présomption du caractère abusif du loyer en cas d’augmentation massive, les exigences pour renverser cette présomption n’étant pas particulièrement élevées. Le locataire qui conteste un loyer initial d’un immeuble ancien dont le loyer a augmenté « massivement » par rapport au loyer précédent a donc en tout état de cause intérêt à tenter, subsidiairement, de présenter des objets de comparaison afin de prouver directement le caractère abusif du loyer initial.

Toutefois – et c’est le lieu de le rappeler – les exigences pour apporter la preuve stricte des loyers usuels sont très élevées et n’ont pas changé. Ces exigences sont telles que le critère des loyers usuels est de fait inapplicable, ce qui fait l’objet de critiques répétées par la doctrine (cf. à ce sujet Jeannin, Fardeau de la preuve pour la contestation du loyer initial d’un immeuble ancien [arrêt TF 4A_183/2020], Newsletter bail.ch, juillet 2021, p. 6 et les réf.). Cela n’a pas échappé au Tribunal fédéral. Toutefois, comme une modification de l’art. 269a CO est en discussion devant les chambres (initiative parlementaire n° 17.493 « Loyers usuels dans la localité ou dans le quartier. Instaurer des critères à valeur probante »), il ne souhaite pas adapter sa jurisprudence afin d’éviter d’interférer dans le processus législatif (cf. TF, 15.08.2023, 4A_271/2022, consid. 5.2.2). Cette initiative parlementaire a été déposée en 2017 et son traitement par le Conseil national est prévu pour fin 2024, avant sa transmission au Conseil des Etats. A ce stade, une seule chose est sûre : la contestation du loyer initial d’un immeuble ancien reste pour le locataire une action présentant des chances de succès limitées.

Proposition de citation
Pascal Jeannin, Caractère abusif du loyer initial d’un immeuble ancien : quelques précisions au sujet du renversement de la présomption (arrêt 4A_121/2023), Newsletter Bail.ch février 2024
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