Analyse de l'arrêt TF 4A_569/2022
13 juin 2024
Dommage consécutif à la fin prématurée du bail causée par la partie locataire
I. Objet de l’arrêt
L’arrêt traite des conséquences financières en cas de résiliation anticipée du bail, et plus particulièrement de l’obligation de la partie locataire de supporter le dommage consécutif à une fin anticipée en raison du non-paiement du loyer et de l’obligation de la partie bailleresse de s’efforcer de réduire son dommage.
II. Résumé de l’arrêt
A. Les faits
Le 6 janvier 2006, C. SA, devenue par la suite A. SA, bailleresse et B. SA, locataire, ont conclu un contrat de bail portant sur une place de parc sis au rez extérieur d’un immeuble pour une durée d’une année, du 1er janvier 2006 au 31 décembre 2006, reconductible d’année en année. Le loyer annuel a été fixé à CHF 70.- par mois. Le 22 mars 2013, les parties ont conclu un nouveau bail pour une arcade de 90 m², destinée à une agence de voyages. Le bail a été conclu pour une durée de cinq ans, du 1er avril 2013 au 31 mars 2018, reconductible de cinq ans en cinq ans sauf résiliation donnée six mois avant son échéance. Le loyer annuel a été fixé à CHF 1’660.- par mois, charges de CHF 150.- par mois en sus.
Le 19 mai 2016, la locataire a requis l’intervention d’un technicien en raison de canalisations défectueuses rendant une des chambres inutilisable et a sollicité une réduction de loyer pour ces défauts. Le 2 juin 2016, le Service d’incendie et de secours du Département de l’environnement urbain et de la sécurité est intervenu en raison d’une inondation survenue dans un appartement au premier étage ainsi que dans l’agence de voyages exploitée par la locataire. Le 24 juin 2016, une entreprise mandatée par la régie a établi un rapport d’intervention constatant les dégâts. Le 2 décembre 2016, cette même entreprise a informé la régie qu’elle n’avait pas pu établir un devis avant le 18 novembre 2016 en raison de l’indisponibilité de la locataire. La locataire a demandé à compenser les loyers avec la perte de loyer lié aux inondations et à titre de dédommagement, ce que la bailleresse a refusé. Une nouvelle inondation est survenue en juillet 2017.
Par avis de résiliation du 26 novembre 2018, la bailleresse a résilié les baux pour le 31 décembre 2018 pour défaut du paiement du loyer, malgré ses mises en demeure du 12 octobre 2018. Les congés n’ont pas été contestés et la partie locataire a restitué les locaux en mars 2019. Les travaux de réfection ont été effectués ultérieurement au départ de la locataire.
En 2020, la propriétaire a requis devant l’autorité de conciliation un montant de CHF 34’558.50 pour occupation illicite et pour la perte locative due à la résiliation prématurée pour loyers impayés et dommages, montant porté à CHF 37’473.95 devant le tribunal de première instance. En mars 2022, ce dernier a fait suite à la demande de la partie bailleresse et a condamné la locataire à payer CHF 37’473.95. Sur appel de la partie locataire, la Cour de justice a réduit ce montant à CHF 1’273.65, ne retenant que l’indemnité pour occupation illicite de mars 2019. La bailleresse a recouru au Tribunal fédéral.
B. Le droit
Dans cette affaire, la cour cantonale a rejeté les autres prétentions de la bailleresse. Elle a retenu que si la locataire devait indemniser la bailleresse pour le dommage causé par sa faute en raison de la rupture prématurée du bail, il appartenait à la bailleresse de limiter au maximum son préjudice en agissant avec diligence pour relouer son bien. Or, la partie bailleresse avait certes allégué avoir déployé des efforts suffisants, mais ce fait étant contesté par la locataire, il lui appartenait d’en apporter la preuve. À cet égard, la cour cantonale a considéré que le fait de n’avoir publié qu’une annonce par mois jusqu’en octobre 2020 était insuffisant.
Le Tribunal fédéral rappelle que le locataire qui cause, fautivement, la fin prématurée du contrat a l’obligation d’indemniser le bailleur pour le dommage causé (ATF 127 III 548, consid. 5 ; CR CO I-Lachat/Bohnet, 3e éd., Bâle 2021, art. 257d CO N 11). Cette créance en réparation permet au bailleur de faire valoir, à titre de dommage, les loyers fixés contractuellement qu’il n’a pas perçus du fait de la rupture anticipée du bail couvrant la période entre la fin prématurée du contrat et le moment où la chose louée pouvait objectivement être relouée, mais au maximum la date d’échéance contractuelle ordinaire du bail.
En vertu de l’art. 44 al. 1 CO par renvoi de l’art. 99 al. 3 CO, le juge peut réduire les dommages-intérêts ou renoncer à en allouer si le bailleur, par des faits dont il est responsable, a contribué à créer le dommage ou à l’augmenter, respectivement a aggravé la situation du débiteur. Par conséquent, le bailleur doit prendre des mesures raisonnables et aptes à contrecarrer la survenance du dommage ou son aggravation, notamment en proposant les locaux à des tiers (CR CO I-Lachat/Bohnet, op. cit., art. 257d CO N 12).
Conformément à l’art. 8 CC, il appartient au bailleur titulaire de la prétention en indemnisation d’alléguer et prouver son dommage, et notamment d’établir que, malgré de réels efforts, il n’a pas été à même de relouer le logement aussitôt après la résiliation du bail. Il supporte donc le fardeau de la preuve de la durée pendant laquelle l’objet remis à bail ne pouvait pas être reloué (ATF 127 III 548, consid. 5).
Dans le cas d’espèce, la cour cantonale a retenu que le fait de publier une annonce sur un seul et unique site internet, chaque mois jusqu’en octobre 2020 ne constituait pas des mesures suffisantes pour réduire ou empêcher la survenance du dommage. Le Tribunal fédéral relève ne pouvoir revoir cette appréciation qu’avec retenue, relevant en outre que, dans la situation d’espèce, les travaux nécessaires et entrepris après le départ de la locataire empêchaient probablement la relocation. Il relève du reste que l’art. 264 CO et les développements relatifs à cette disposition ne s’appliquent pas par analogie au cas d’espèce. Le Tribunal fédéral rejette donc le recours de la bailleresse.
III. Analyse
Par son analyse, le Tribunal fédéral confirme sa pratique relative aux conséquences de la fin prématurée du contrat de bail par la faute de la partie locataire (ATF 127 III 548, DB 2001, N 5 ; TF, 17.03.2009, 4A_22/2009, DB 2010, N 9) : en cas de résiliation extraordinaire du bail par la partie bailleresse, celle-ci peut prétendre à des dommages-intérêts lorsque la résiliation est consécutive à un comportement fautif de la partie locataire. Tel est notamment le cas pour les résiliations extraordinaires fondées sur les art. 257d CO et 257f CO.
Selon la jurisprudence et la doctrine majoritaire, la créance en réparation constitue des dommages-intérêts positifs (ATF 127 III 548, cons. 5 ; not. Koller, Ausserordentliche Kündigung der Wohnungs- und Geschäftsmiete wegen vertragswidrigen Verhaltens des Mieters – Ungeschriebene Kündigungstatbestande und Rechtsfolgen einer ausserordentlichen Kündigung, PJA 2010, p. 551 s. ; contra : Wessner, DB 2001, N 5, dans laquelle l’auteur critique cette appréciation et retient un dommage-intérêt négatif). Le Tribunal fédéral retient que le congé extraordinaire opère des effets ex nunc sur le contrat, de sorte que la partie bailleresse peut prétendre à une créance en réparation du dommage correspondant aux loyers fixés contractuellement non perçus du fait de la rupture anticipée du bail, soit pendant la période écoulée entre la fin prématurée du bail d’une part et le terme pour lequel la chose louée pouvait être objectivement relouée. La date de l’échéance contractuelle ordinaire du bail constitue la limite maximale. Une partie de la doctrine et de la jurisprudence considèrent en outre que le dommage de la partie bailleresse peut comprendre d’autres postes, tels que les frais d’annonce (SVITK-Reudt, 4e éd., Zurich/Bâle/Genève 2018, art. 257d CO N 63 ; HGer/ZH, 30.01.2018, HG160271-O U/dz, consid. 2.3). A notre sens, tel n’est le cas que si la résiliation extraordinaire rend nécessaire des frais d’annonce plus importants qu’en cas de relocation consécutive à une résiliation ordinaire.
Le fondement légal de la créance en réparation ne ressort pas directement de l’art. 257d CO ou de l’art. 257f CO. Il convient de se rapporter à l’art. 107 al. 2 CO (en ce sens, ATF 127 III 548) ou à l’art. 97 al. 1 CO (TC/VD, mp 2001, p. 198 ss). En tout état de cause, les dispositions générales du Code des obligations s’appliquent, et plus particulièrement les art. 41 ss CO par renvoi de l’art. 99 al. 3 CO.
Au regard de ces dispositions ainsi que de l’art. 8 CC relatif au fardeau de la preuve, il appartient à la partie bailleresse faisant valoir sa prétention en réparation d’alléguer et de prouver son dommage. Outre les loyers prévus contractuellement, elle doit par conséquent alléguer et prouver la durée durant laquelle la chose louée n’a pas pu être relouée. Dans ce cadre, elle doit démontrer que l’absence de relocation n’a pas été causée ou aggravée par son comportement, raison pour laquelle elle doit alléguer et prouver qu’elle a fourni des efforts suffisants pour relouer la chose louée. Bien que cette question relève de l’appréciation du tribunal, il appartient à notre sens à la partie bailleresse de fournir les mêmes efforts qui auraient été les siens si la chose louée était inoccupée en raison d’une résiliation ordinaire.
S’agissant d’autres postes du dommage, notamment les frais d’annonce, la partie bailleresse doit également alléguer et prouver que les frais sont causés par la fin prématurée du bail. La partie locataire pourrait contester le lien de causalité entre le dommage subi et la fin prématurée du bail si ces frais d’annonce sont nécessaires, indépendamment du caractère ordinaire ou extraordinaire de la résiliation.
Du reste, le Tribunal fédéral relève à juste titre que les développements relatifs à l’art. 264 CO, imposant uniquement à la partie bailleresse de collaborer à la recherche d’une nouvelle partie locataire, sont sans pertinence dans le cas d’espèce.