Analyse de l'arrêt Tribunal cantonal neuchâtelois – CACIV.2023.82
15 août 2024
Le « codébiteur solidaire » du locataire dans un bail d’habitation : engagement solidaire ou cautionnement déguisé ?
I. Objet de l’arrêt
L’arrêt commenté porte sur les conditions pour qualifier l’engagement d’un « codébiteur solidaire » à un contrat de bail d’habitation comme reprise cumulative de dette au sens de l’art. 143 CO et non comme un cautionnement. En effet, l’engagement comme « codébiteur solidaire » n’est soumis à aucune forme, contrairement au cautionnement, dont la conclusion est soumise à la forme authentique.
II. Résumé de l’arrêt
A. Les faits
Le 28 juillet 2017, X. SA, en qualité de bailleur (ci-après : l’appelante) et B., en qualité de locataire, ont conclu un contrat de bail à loyer portant sur un appartement. Le contrat de bail a également été signé par Y. (ci-après : l’intimé) en tant que « codébiteur(s) solidaire(s) ». B., qui dépend des services sociaux et a fait l’objet d’une incarcération prolongée, est le fils de la compagne de l’intimé.
Dans une partie intitulée « dispositions spéciales », le contrat de bail prévoyait la clause suivante : « Y. a été rendu attentif à la portée de son engagement en application de l’article 143 du Code des obligations qui précise qu’il y a solidarité entre plusieurs débiteurs lorsqu’ils déclarent s’obliger de manière qu’à l’égard du créancier chacun d’eux soit tenu pour le tout ».
En septembre 2020, le bailleur a résilié le bail pour le 31 octobre 2020, en invoquant l’absence de paiement de certains loyers. Il s’est retourné contre Y. pour obtenir le paiement de ces loyers en souffrance. Après poursuites et avis de saisie, Y. a payé le montant de CHF 6’147.10 à l’Office des poursuites le 8 janvier 2021.
Après avoir obtenu une autorisation de procéder le 28 juin 2021, Y. a, le 16 août 2021, saisi le Tribunal civil d’une demande dirigée contre X. SA, en concluant en premier lieu à la condamnation de cette dernière à lui restituer la somme de CHF 6’147.10. Il faisait valoir, en résumé, que l’engagement qu’il avait pris en tant que codébiteur solidaire était en fait un « cautionnement déguisé, nul pour vice de forme », si bien que la bailleresse s’était enrichie illégitimement de CHF 6’147.10. X. SA, quant à elle, a conclu au rejet de la demande déposée par Y. et, reconventionnellement, à la condamnation de ce dernier à verser plusieurs montants totalisant CHF 15’020.60.
Une audience a eu lieu le 15 février 2023. À cette occasion, il a été procédé à l’interrogatoire de D. en qualité de témoin et Y. à titre de partie. En outre, le mandataire de X. SA a déclaré renoncer à l’audition des témoins E. et F.
Par jugement du 16 août 2023, le Tribunal civil a condamné X. SA à restituer à Y. la somme de CHF 6’147.10 avec intérêts à 5 % l’an dès le 15 février 2021, rejeté toute autre et plus ample conclusion, en particulier les conclusions reconventionnelles de la société X. SA. Celle-ci a fait appel de ce jugement en concluant principalement à l’annulation du jugement querellé, au rejet des conclusions formulées par Y. et à ce que ce dernier soit condamné à lui payer au total CHF 15’020.60 avec intérêts. Subsidiairement, elle conclut à l’admission de ses conclusions principales après audition de F. et de E. et, plus subsidiairement, au renvoi de la cause au Tribunal civil pour qu’il soit procédé à ces auditions.
B. Le droit
Le Tribunal cantonal rappelle les possibilités de garantie pouvant être exigées par le bailleur pour limiter ses risques financiers en cas de violation par le locataire de ses obligations contractuelles : cautionnement (art. 492 ss CO), reprise cumulative de dette (art. 143 CO) et promesse de porte-fort (art. 111 CO).
En vertu de l’art. 493 al. 2 CO, une personne physique ne peut s’obliger par cautionnement qu’en émettant une déclaration revêtue de la forme authentique (si le cautionnement dépasse la somme de CHF 2’000.-), alors que la promesse de porte-fort ou l’engagement solidaire sont des actes qui ne supposent aucune forme particulière (art. 11 al. 1 CO). Dans sa jurisprudence, le Tribunal fédéral admet que, lorsqu’une personne promet explicitement un engagement solidaire – c’est-à-dire lorsqu’elle garantit le paiement promis par autrui en déclarant au créancier qu’elle pourra être recherchée au même titre et pour les mêmes prestations que le débiteur, ce dernier et le garant étant alors tenus solidairement selon l’art. 143 al. 1 CO (TF, 26.04.2007, 4C.24/2007, consid. 5, publié in SJ 2008 I p. 29) – « cette personne n’assume l’obligation correspondante que si, par suite de sa formation ou de ses activités, elle est rompue aux contrats de sûreté et connaît le vocabulaire juridique suisse usité dans ce domaine. Sinon, l’accord des parties doit attester que le garant connaissait réellement la portée de son engagement et l’accord doit aussi révéler les motifs qui ont détourné les parties de conclure un cautionnement. Outre ces hypothèses, l’engagement solidaire est encore admis lorsque le garant a un intérêt propre et marqué à l’exécution de l’obligation ou qu’il en retire un avantage, que le créancier a connaissance de cet intérêt et qu’il peut donc apercevoir le motif pour lequel le garant se déclare prêt à assumer une obligation identique à celle du débiteur » (TF, 03.08.2022, 5A_989/2021, consid. 6 et les réf. cit.). Il en va ainsi, notamment, lorsque le débiteur est lié au garant par un contrat de société et que l’affaire concourt à la réalisation de leur but commun. Ce n’est en revanche pas le cas lorsque le tiers veut simplement aider des parents ou des amis intimes, pour un logement qui n’est pas occupé ensemble ou pour une voiture qui n’est pas également utilisée par ce tiers. Si l’analyse des conditions qui viennent d’être évoquées conduit à interpréter la clause litigieuse comme un cautionnement, celui‑ci peut être nul si la forme prévue – authentique lorsque le garant est une personne physique – n’a pas été respectée (consid. 2.1).
En l’occurrence, la formation et l’expérience professionnelle de l’intimé (tapissier-décorateur et livreur) ne permettent à l’évidence pas de retenir qu’il serait rompu aux contrats de sûretés et qu’il aurait une connaissance particulière du vocabulaire juridique de ce domaine. Le fait que l’intimé ait signé un autre contrat comprenant un engagement en tant que codébiteur solidaire – comme le prétend l’appelante – n’y change rien (consid. 2.5.1).
Le Tribunal cantonal vérifie dès lors si l’accord des parties atteste que le garant connaissait réellement la portée de son engagement et révèle les motifs qui ont détourné les parties de conclure un cautionnement.
En l’occurrence, le contrat reprend le texte de l’art. 143 CO et indique que l’intimé a été rendu attentif à la portée de son engagement. Selon le Tribunal cantonal, cette mention est, à elle seule, insuffisante, dès lors que l’intimé ne disposait justement pas des connaissances juridiques lui permettant de comprendre pleinement le sens et la portée de l’art. 143 CO.
Le Tribunal cantonal examine encore si l’attention de l’intimé a été attirée sur l’existence et la teneur de la clause litigieuse et, d’autre part, si l’intimé a obtenu une « explication orale » sur le sens et la portée de cette même clause et sur celle de son engagement en tant que « codébiteur solidaire ». Or, si l’appelante allègue que l’intimé aurait été « rendu attentif à la portée de son engagement et il lui a[vait] été expliqué les conséquences que pourrait avoir sa signature en cas de non-paiement du loyer par le locataire », le contenu précis de l’information prétendument donnée avant la signature du bail n’a pas été allégué en temps utile et la preuve de la fourniture d’une telle information n’a pas été apportée, l’appelante ayant renoncé à l’audition du témoin F., invoqué comme seul moyen de preuve à l’appui de son allégué précité, devant le Tribunal civil.
En ce qui concerne les motifs qui auraient détourné les parties de conclure un cautionnement, l’appelante avait allégué devant l’instance inférieure que l’intimé et B. auraient été rendus attentifs au fait que le cautionnement devait se faire devant le notaire, ce qui impliquait un certain coût, et que par conséquent ils ne souhaitaient pas procéder à cette démarche. Cet allégué n’a pas été prouvé, puisque l’appelante a renoncé aux auditions des témoins pertinents devant le Tribunal civil. Le Tribunal cantonal retient également que l’appelante aurait dû alléguer (et prouver) que la notion et la portée du cautionnement auraient été expliquées à l’intimé (consid. 2.5.2).
Reste à examiner si l’intimé avait un intérêt direct et matériel à ce que l’affaire soit conclue entre le débiteur et le créancier, que ce dernier a connaissance de cet intérêt et qu’il peut donc apercevoir le motif pour lequel le garant se déclare prêt à assumer une obligation identique à celle du débiteur. L’appelante allègue sur ce point que l’intimé avait un intérêt propre à garantir un logement pour le fils de sa concubine. Or, l’aide apportée à un parent ou un ami pour un logement qui n’est pas occupé ensemble est précisément l’un des exemples mentionnés par la jurisprudence pour retenir l’absence d’intérêt direct et matériel dans l’affaire à conclure. L’intimé n’a jamais habité l’appartement concerné et l’appelante ne le conteste pas. En outre, l’appelante n’a pas allégué qu’elle aurait eu connaissance d’un intérêt direct et matériel à la conclusion de l’affaire (consid. 2.5.3).
Au Tribunal cantonal de préciser que l’on ne saurait considérer que l’intimé commet un abus de droit en invoquant sa méconnaissance des notions juridiques concernées. En réalité, selon le Tribunal cantonal, l’appelante ne peut s’en prendre qu’à elle-même de ne pas s’être assurée de la validité de l’engagement qu’elle a souhaité faire prendre à l’intimé, alors qu’elle est une professionnelle de l’immobilier et que les conditions de validité en question ont été posées par la jurisprudence il y a plus de vingt ans (consid. 2.5.4).
Par conséquent, le Tribunal cantonal rejette l’appel dans la mesure de sa recevabilité de même que la demande reconventionnelle.
III. Analyse
L’engagement solidaire constitue la déclaration d’un tiers de répondre de la dette du débiteur de manière solidaire au sens des art. 143 ss CO au moment de la conclusion de l’engagement du débiteur. Lorsque le tiers se joint ultérieurement au débiteur « d’origine », l’on parle de reprise cumulative de dette. Le tiers devient codébiteur solidaire, ce qui signifie qu’il peut être recherché par le créancier de manière exclusive ou ensemble avec le (premier) débiteur (Bohnet/Jeannin, Codébiteurs solidaires et tiers garants en droit du bail, in : Bohnet/Carron [édit.], 20e Séminaire sur le droit du bail, Neuchâtel 2018, N 26 et les réf. cit.).
Lors de la conclusion d’un bail d’habitation, il est fréquent pour le locataire de voir l’accord du bailleur soumis à la condition de présenter un « codébiteur solidaire » (ou « tiers garant »), en particulier lorsque le loyer dépasse le tiers du revenu du locataire. L’on pense par exemple aux cas où les parents s’engagent comme « garants » lorsque leur enfant majeur conclut le bail pour son premier appartement (voir Bohnet/Jeannin, op. cit., N 48). Dans le présent arrêt, il s’agit d’un beau-père qui voulait favoriser la recherche d’appartement du fils de sa compagne, en situation précaire.
En réalité, dans ces situations, le garant s’engage par altruisme (ou par pression sociale ou familiale) afin de permettre à un proche ou un membre de la famille la conclusion du bail, sans en tirer un bénéfice propre. Dans ce contexte, les personnes sont plus facilement amenées à prendre des risques mal calculés (Bohnet/Jeannin, op. cit., N 24 et les réf.).
C’est précisément ce type de situations que le législateur avait en tête lorsqu’il a légiféré sur le cautionnement (art. 492 ss CO) et les règles protectrices y relatives. Le législateur a en particulier introduit des exigences formelles strictes en la matière, dans le but de protéger les particuliers de prendre des engagements inconsidérés. Ainsi, si la caution est une personne physique et que la somme du cautionnement dépasse le montant de CHF 2’000.-, le cautionnement doit revêtir la forme authentique (art. 493 al. 2 ab initio CO).
Cette conception entre en collision avec le principe de la liberté contractuelle, qui assure que les parties puissent choisir d’un commun accord le type de sûreté qui leur convient le mieux. Elles peuvent donc sans autre éluder les règles protectrices du cautionnement en choisissant de conclure notamment un engagement solidaire, qui n’est soumis à aucune exigence de forme, et ce alors que le montant de l’engagement n’est pas spécifié et peut s’accumuler faute de paiement durant de nombreux mois. Le Tribunal fédéral parle à ce sujet d’une « incohérence de l’ordre juridique » (ATF 129 III 702, consid. 2.2 et 2.3, JdT 2004 I 535 ; Bohnet/Jeannin, op. cit., N 49-50).
Comment sortir de cette impasse ? Selon la jurisprudence constante du Tribunal fédéral, la distinction est faite au moyen de l’interprétation de la volonté des parties. En vertu de l’art. 18 CO, la réelle et commune intention des parties est déterminante si elle peut être établie. A défaut, les déclarations des parties sont interprétées selon le principe de la confiance. Afin d’éviter un contournement systématique des dispositions protégeant la caution, les exigences pour constater que la réelle et commune intention des parties était de conclure un engagement solidaire sont strictes. De même, lorsqu’il s’agit d’appliquer le principe de la confiance, l’engagement du tiers sera, dans le doute, considéré comme cautionnement et non comme engagement solidaire (Bohnet/Jeannin, op. cit., N 51 ss et 56 et les réf. cit.). En substance, il ressort de cette jurisprudence que la qualification de l’engagement pris par un garant comme engagement solidaire entraînant la solidarité au sens de l’art. 143 CO suppose que :
- le tiers soit expérimenté en affaires car il comprend alors (respectivement est censé comprendre) la portée de son engagement ou
- si le tiers n’est pas expérimenté en affaires, il faut que
- l’accord « atteste que le garant connaissait réellement » la portée de son engagement et
- mentionne les motifs pour lesquels les parties n’ont pas conclu un cautionnement, mais un engagement solidaire ;
- ou
- que le tiers dispose d’un intérêt propre à la transaction et que
- le créancier le sache.
Le présent arrêt peut servir tant de rappel de la problématique que d’illustration de l’application de cette jurisprudence au cas du bail d’habitation. Au vu de la formation et de la profession de l’intimé, il ne saurait être considéré comme « expérimenté en affaires ». Le simple fait que le texte de l’art. 143 CO avait été recopié dans le contrat signé n’était pas suffisant pour retenir que l’engagement comme codébiteur solidaire correspondait à la réelle intention de celui-ci, car l’appelante n’a pas réussi à prouver que l’intimé comprenait réellement la portée de son engagement. L’appelante n’a pas non plus réussi à établir la raison pour laquelle les parties auraient renoncé à conclure un cautionnement. De plus, l’intention de l’intimé d’assurer à son beau-fils un logement ne constitue précisément pas un intérêt propre à ce que le bail soit conclu, mais rentre dans la configuration-type que le législateur visait lorsqu’il a créé les règles relatives au cautionnement.
Le présent arrêt permet également quelques précisions intéressantes concernant le fardeau de l’allégation (art. 55 al. 1 CPC) supporté par le bailleur qui se retourne contre un « codébiteur solidaire ». Ainsi :
- Pour alléguer que le garant connaissait réellement la portée de son engagement, le bailleur doit alléguer précisément l’information qu’il prétend avoir donnée avant la signature du bail. L’allégué selon lequel il aurait « rendu attentif [le garant] à la portée de son engagement » et « lui a[vait] expliqué les conséquences que pourrait avoir sa signature en cas de non-paiement du loyer par le locataire » est insuffisant.
- Au sujet des motifs pour lesquels les parties n’ont pas conclu de cautionnement, mais un engagement solidaire, le bailleur doit en particulier alléguer qu’il a expliqué la notion et la portée du cautionnement. Il ne suffit pas de prétendre que le tiers garant aurait décidé en pleine connaissance de cause de renoncer à conclure un cautionnement.
Enfin, précisons à toutes fins utiles que la situation décrite ici ne doit pas être confondue avec celle des colocataires. Lorsque plusieurs personnes louent ensemble un appartement ou un local commercial puisqu’elles y vivent ou exercent une activité lucrative ensemble – l’on parle à ce sujet de « bail commun » – elles sont codébitrices solidaires de toutes les obligations découlant du contrat de bail au sens des art. 143 ss CO. Dans cette hypothèse, l’engagement solidaire n’a pas à proprement parler la fonction d’une sûreté : le bailleur doit l’exécution de son obligation contractuelle à tous les locataires communs (voir à ce sujet notamment : Dietschy-Martenet, Les colocataires de baux d’habitations ou de locaux commerciaux, in : Bohnet/Carron [édit.], 19e Séminaire sur le droit du bail, Neuchâtel 2016, p. 183 ss).
En résumé, dans la plupart des cas où un « codébiteur solidaire » s’oblige pour le locataire d’un bail d’habitation, les conditions pour qualifier cet engagement d’« engagement solidaire » ne sont pas réalisées et il sera considéré comme cautionnement. Le bailleur qui souhaite se retourner contre un « codébiteur solidaire » prend dès lors souvent le risque de voir l’engagement de ce dernier considéré comme nul (faute de respect des exigences formelles fixées par les art. 492 ss CO) et, si tant est que le codébiteur paie, il peut récupérer cette somme comme enrichissement illégitime. Autrement dit : afin d’obtenir le paiement de ce qu’il réclame, le bailleur ne peut souvent qu’espérer que le « codébiteur solidaire » soit altruiste jusqu’au bout…