Analyse de l'arrêt TF 4A_611/2023

Blaise Carron, Professeur à l'Université de Neuchâtel, LL.M. (Harvard), Dr en droit, avocat spécialiste FSA droit du bail, avocat spécialiste FSA en droit de la construction et de l’immobilier

Résiliation du bail, théorie de la réception absolue et double représentation

I. Objet de l’arrêt

Cet arrêt confirme une décision cantonale portant sur la résiliation d’un contrat de bail. Il précise d’une part les exigences pratiques qu’implique la théorie de la réception absolue dans l’organisation de son courrier et expose d’autre part les conditions de validité de la double représentation.

II. Résumé de l’arrêt

A. Les faits

Une société anonyme bailleresse a conclu un bail à loyer avec une société à responsabilité limitée locataire, portant notamment sur un hôtel. C. est à la fois administrateur unique de la bailleresse et co-associé-gérant de la locataire avec D.

Faisant suite à une demande de la locataire en ce sens, émise par D. (soit l’autre associé-gérant de cette société), la bailleresse – par la plume de C. – a accepté de différer le paiement du premier loyer, qui devait « entr(er) en vigueur dès la réalisation des travaux de rénovation de (sa) part et la mise en conformité du bâtiment ».

Lors d’une assemblée générale, la SA bailleresse a révoqué le mandat d’administrateur de C.

Par la suite, la bailleresse a mis la locataire en demeure de régler certains loyers, malgré la convention sur le report du paiement du premier loyer.

Dès le 5 décembre 2018, C. a été placé en détention préventive durant plusieurs mois, suite à une plainte pénale déposée par la bailleresse pour gestion déloyale et abus de confiance.

Par courrier recommandé du 26 décembre 2018 adressé à la locataire, la bailleresse a résilié le contrat de bail relatif à l’hôtel en raison de la demeure de la locataire. Le suivi postal de ce courrier indique qu’un avis de retrait a été déposé le 28 décembre 2018, mais que le pli n’a pas été retiré à l’issue du délai de garde.

Estimant que ce congé était nul, faute d’avoir été reçu par elle-même ou ses représentants, la locataire l’a contesté en saisissant le Tribunal des baux et loyers, puis la Cour de justice du canton de Genève. Suite au rejet de sa requête puis de son appel par les autorités précitées, la locataire exerce un recours en matière civile au Tribunal fédéral, concluant principalement à ce que le congé du 26 décembre 2018 soit déclaré nul, subsidiairement inefficace.

B. Le droit

Réception de la résiliation (consid. 5). Le premier grief de la locataire porte sur une appréciation arbitraire des faits entourant la validité du congé. En substance, elle soutient que la résiliation ne lui a pas été notifiée, puisque ses organes se trouvaient en détention lorsque le congé lui a été adressé sous pli recommandé, et considère ainsi que la décision attaquée est empreinte d’arbitraire, dès lors qu’elle retient que cette résiliation lui a valablement été notifiée.

Le Tribunal fédéral rappelle que la résiliation d’un contrat de bail est une manifestation de volonté unilatérale, soumise à la théorie de la réception absolue. Une résiliation est ainsi notifiée au moment où elle est parvenue dans la sphère d’influence du destinataire ou de son représentant, de manière qu’il soit à même d’en prendre connaissance en organisant normalement ses affaires. Lors d’une communication par courrier recommandé, si l’agent postal ne peut effectivement remettre le pli au destinataire ou à un tiers autorisé et qu’il laisse un avis de retrait dans sa boîte aux lettres, respectivement sa case postale, il est reçu soit exceptionnellement le même jour s’il peut être attendu du destinataire qu’il le retire aussitôt, soit en règle générale le lendemain de ce jour (consid. 5.1).

Dans la décision attaquée, l’instance précédente avait considéré que la détention provisoire des gérants de la locataire n’excluait pas que d’autres personnes soient autorisées à relever la résiliation de bail, par exemple une employée.

En l’espèce, le Tribunal fédéral confirme que la détention des organes de la locataire, qui durait depuis une vingtaine de jours, n’empêchait pas que d’autres personnes, telles l’employée comptable de la société et mère de C., soient habilitées à recevoir le courrier recommandé, ou n’empêchait pas de conférer une procuration à des tiers pour des affaires déterminées, comme le retrait d’un pli recommandé. Il écarte ainsi le grief tiré de l’arbitraire invoqué par la locataire. Il s’appuie en cela sur l’analyse de l’instance précédente qui a souligné que la détention provisoire durait depuis une vingtaine de jours, ce qui aurait dû permettre à la locataire et à ses organes de s’organiser pour réceptionner le courrier. A cela s’ajoute le fait que les représentants de la locataire devaient s’attendre à recevoir une résiliation pour non-paiement du loyer puisque la bailleresse avait adressé avant leur détention un avis comminatoire fixant un délai de 60 jours pour s’acquitter des loyers en retard. En outre, le Tribunal fédéral exclut qu’un courrier du conseil de la locataire, mandaté pour une autre affaire, puisse être interprété comme une procuration globale pour la représenter également dans la présente procédure. Enfin, le Tribunal fédéral écarte toute possibilité d’abus de droit de la part de la bailleresse qui aurait, selon la locataire, provoqué la détention des organes de la locataire pour résilier ensuite le bail. En conclusion, le Tribunal fédéral confirme ainsi la décision attaquée et écarte le grief tiré de l’arbitraire (consid. 5.2).

Double représentation (consid. 6). La locataire formule un second grief, tiré de la violation de l’art. 257d CO. Elle estime que le loyer pour le paiement duquel elle se trouvait prétendument en demeure n’était pas encore exigible. A l’appui de ce grief, elle avance que les parties avaient convenu de différer le paiement de ce loyer et que cet accord n’impliquait pas de double représentation, puisque la demande de report de la locataire émanait de l’autre associé-gérant de cette société. Elle ajoute en outre que l’acte en cause aurait été conclu aux conditions du marché, ce qui exclut tout risque de léser les intérêts de la bailleresse.

Le Tribunal fédéral rejette ce grief, après un rappel des principes en matière de double représentation. Cette situation, où un même représentant agit pour les deux parties au contrat, génère un risque de conflits d’intérêts. La jurisprudence fédérale juge ce type de contrat inadmissible (unzulässig) et dépourvu de validité (ungültig), sous réserve des deux exceptions suivantes : (1) si la nature de l’affaire exclut le risque de léser le représenté, soit notamment lorsque l’acte est conclu aux conditions du marché ; (2) si le représenté y a consenti par avance, ou s’il a ratifié l’acte. Ces principes s’appliquent également à la représentation légale d’une société par ses organes, laquelle est présumée exclure tacitement le pouvoir de représentation pour les actes comportant un risque de conflits entre ses intérêts et celui de son représentant. Une ratification (antérieure ou ultérieure) doit, cas échéant, émaner d’un organe de même rang ou supérieur à celui du représentant. D’un point de vue formel, la validité d’un contrat dans un cas où la société est représentée par la personne avec laquelle elle conclut le contrat est en outre subordonnée au respect de la forme écrite pour les affaires supérieures à CHF 1’000.- en vertu de l’art. 718b CO (consid. 6.1).

En l’espèce, le Tribunal fédéral considère que la formulation par l’associé-gérant D. de la demande de report de délai de paiement visait uniquement à masquer l’existence d’une double représentation par C., soit à éviter l’interdiction de principe. Au demeurant, même s’il fallait reconnaître à l’intervention de D. une quelconque consistance, la situation recelait un conflit d’intérêts entre ceux de la bailleresse et ceux de C. qui la représentait, conflit d’intérêts parfaitement reconnaissable par la locataire qui agissait par D. Ce conflit limitait le pouvoir de représentation de C. pour la société bailleresse.

Le Tribunal fédéral souligne ensuite qu’aucune des exceptions faisant obstacle à l’interdiction de la double représentation n’est remplie. Il rejette en particulier l’argument de la locataire, selon lequel l’acte aurait été conclu aux conditions du marché. En effet, il relève que la convention en cause reportait le paiement des loyers sine die, c’est-à-dire jusqu’à ce que des travaux à l’ampleur indéterminée soit entrepris par la bailleresse, alors que cette prise en charge n’était pas prévue dans le contrat de bail original (consid. 6.2).

Le Tribunal retient donc que la bailleresse n’était pas liée par les actes de C. et que la convention de report de loyer ne lui était pas opposable. Partant, il rejette le recours de la locataire.

III. Analyse

L’arrêt en question traite principalement de deux griefs invoqués par la locataire pour remettre en cause l’efficacité du congé. Ces griefs font écho à deux institutions de la partie générale du droit des obligations : (A) la théorie de la réception absolue et (B) la double représentation.

A. Congé en droit du bail et théorie de la réception absolue

L’arrêt commenté précise les contours de la théorie de la réception absolue en lien avec la communication d’un congé, en traitant de l’hypothèse où les organes de la locataire destinataire sont en détention provisoire. Il s’inscrit dans une lignée de décisions ayant déjà fait l’objet de commentaires dans la Newsletter bail.ch, dont nous résumons ci-après les enseignements :

  • ATF 137 III 208, consid. 3.1 (cf. ég. commentaire de Dietschy, Newsletter Bail.ch avril 2011). La théorie de la réception absolue s’applique à la communication de la résiliation du bail : le délai de congé court dès que la résiliation est parvenue dans la sphère d’influence du destinataire, de telle sorte qu’en organisant normalement ses affaires celui-ci soit à même d’en prendre connaissance. Lorsque l’agent postal n’a pas pu remettre le pli recommandé contenant la résiliation et a laissé un avis de retrait, le pli est reçu dès que le destinataire est en mesure d’en prendre connaissance au bureau de poste selon l’avis de retrait, soit le jour même où l’avis de retrait est déposé dans la boîte aux lettres, sinon en règle générale le lendemain de ce jour.
  • ATF 140 III 244, consid. 5 (cf. ég. Carron, Départ du délai pour contester un congé et théorie de la réception : une méthodologie [relativement] peu convaincante pour un résultat [absolument ?] convaincant, Newsletter Bail.ch juillet 2014). Le délai d’ouverture d’action de l’art. 273 al. 1 CO, à l’instar de tous les délais dans lesquels une action doit être introduite en justice, est un délai de droit matériel fédéral soumis à la théorie de la réception absolue. Dans un obiter dictum, le Tribunal fédéral laisse cependant entendre que le bailleur ne peut toutefois pas profiter de l’absence ou de l’indisponibilité de la locataire pour lui notifier un congé ; en effet, la communication serait considérée comme non avenue si l’auteur de l’envoi savait que le destinataire était en vacances ou absent.
  • ATF 143 III 15, consid. 4 (cf. ég. Carron, Absence ou vacances du locataire et départ du délai pour contester le congé, Newsletter Bail.ch janvier 2017). Vu que la réception a lieu au moment où la résiliation du bail parvient dans la sphère d’influence (Machtbereich) du destinataire ou de son représentant, de telle sorte qu’en organisant normalement ses affaires, celui-ci est à même d’en prendre connaissance, le destinataire supporte le risque de ne pas prendre ou de prendre tardivement connaissance du pli, par exemple en cas d’absence ou de vacances. L’arrêt réserve toutefois le cas de la maladie.

Le présent commentaire est l’occasion de faire quelques rappels :

  • Le principe de l’unité de l’ordre juridique impose d’appliquer les règles de droit matériel, à savoir la théorie de la réception absolue, pour fixer le moment de la réception d’une manifestation de volonté en lien avec le point de départ d’un délai de droit matériel, notamment celui de la contestation du congé (art. 273 al. 1 CO). Selon cette théorie, le moment de la réception d’un courrier recommandé non distribué, pour lequel l’agent postal a déposé un avis de retrait, a lieu dès que la locataire peut prendre connaissance du courrier au bureau de poste, soit en principe le lendemain du dépôt de l’avis de retrait. Les règles de procédure sur la notification ne sont pas pertinentes dans ce contexte. En particulier, la fiction de notification au 7e jour du délai de garde (art. 138 al. 3 let. a CPC ; art. 44 al. 2 LTF) et le fait que cette fiction ne vaut que si le destinataire devait s’attendre à recevoir une notification (art. 138 al. 3 let. a in fine CPC) ne sont pas applicables.
  • En droit du bail, la jurisprudence a admis uniquement deux exceptions où la théorie de la réception relative s’applique à une communication faisant démarrer un délai de droit matériel : premièrement, la réception d’une annonce de majoration de loyer qui marque le point de départ du délai de 10 jours de l’art. 269d al. 1 CO (ATF 107 II 189) ; secondement, la réception de l’avis comminatoire de paiement qui constitue le dies a quo du délai de 10 ou 30 jours prévu par l’art. 257d al. 1 CO pour régler l’arriéré de loyer (ATF 119 II 147).
  • En cas de vacances ou d’absence (volontaire) de la locataire, la théorie de la réception absolue s’applique pleinement à la notification d’un congé. Le test applicable est le suivant : le point de départ du délai correspond au moment où la résiliation du bail parvient dans la sphère d’influence du destinataire ou de son représentant, de telle sorte qu’en organisant normalement ses affaires, celui-ci est à même d’en prendre connaissance (ATF 143 III 14, consid. 4.1). La solution retenue en matière de contrat de travail pour le congé adressé au travailleur pendant qu’il se trouve en vacances n’est à notre avis pas applicable en droit du bail : celle-ci prévoit que le congé adressé au travailleur à son domicile pendant ses vacances n’est censé reçu qu’à son retour, à moins qu’il ne soit resté chez lui pendant la période considérée, qu’il ait fait suivre son courrier à son adresse de vacances ou qu’il soit parti en vacances sans en informer son employeur (TF, 05.04.2000, 4P.307/1999, consid. 3c). En effet, l’employeur doit escompter que le travailleur s’absentera de son domicile pendant ses vacances, de sorte qu’il est contraire au principe de la confiance d’admettre qu’un congé signifié au domicile du travailleur puisse déployer ses effets alors que celui-ci est en vacances au su de son employeur (TF, 04.05.2006, 4C.34/2006, consid. 2.1). Cette solution particulière au droit du travail s’explique également par le fait que les vacances ont été instituées pour que le travailleur puisse se reposer sans plus penser à son travail et qu’il est donc exclu qu’il doive faire en sorte qu’une éventuelle lettre de résiliation de son contrat puisse lui parvenir ; elle découle également du fait que l’art. 329c al. 2 CO prévoit que c’est l’employeur qui fixe les dates des vacances du travailleur. Le droit du bail ne connaît pas d’institution comparable aux vacances. En cela, la formulation du Tribunal fédéral contenue dans l’obiter dictum de l’ATF 140 III 244 – qui ne distingue pas entre vacances, absence volontaire et absence involontaire – ne nous semble pas assez précise et différenciée (ATF 140 III 244, consid. 5.2).

La nouveauté de l’arrêt commenté est qu’il précise le régime applicable en cas d’absence involontaire de la locataire, en l’espèce une détention provisoire des organes de celle-ci.

Le Tribunal fédéral (consid. 5.2), à la suite de l’instance cantonale précédente (consid. 4), s’attarde sur l’élément du test qui exige que la locataire puisse/doive organiser normalement ses affaires pour être à même de prendre connaissance des manifestations de volonté qui lui sont adressées. Le Tribunal fédéral est d’avis que les organes de la locataire ont bénéficié d’un délai suffisant pour s’organiser en vue de la réception du courrier de résiliation. Il constate d’abord que les organes de la locataire ont effectivement eu une vingtaine de jours depuis le début de leur détention provisoire. Il souligne ensuite que, même si les organes de la locataire sont détenus, cela n’exclut pas que d’autres personnes, tels des employés non organes, soient habilités à recevoir un courrier recommandé destiné à la locataire. Enfin, il nie un abus de droit du bailleur en lui reconnaissant le droit de déposer une plainte pénale conduisant à la détention préventive des organes et celui de résilier le contrat de bail pour défaut de paiement de loyer, tout en rejetant l’argument de la locataire que le bailleur aurait provoqué la détention pour profiter de cette situation et résilier le contrat de bail.

On peut faire à ce sujet les commentaires suivants :

  • La connaissance ou non par le bailleur de l’absence de la locataire n’est en principe pas pertinente pour déterminer le moment de la réception. Cela découle de l’analyse du tribunal cantonal (consid. 4 : « Certes, la bailleresse avait connaissance de la détention provisoire […] »). Cela dit, le bailleur ne peut pas abuser de son droit (art. 2 al. 2 CC), en particulier lorsqu’il sait que la locataire n’est pas atteignable à l’adresse d’un bail d’habitation mais à une autre adresse de notification et que la locataire lui a communiqué cette autre adresse (TF, 08.04.2021, 4A_67/2021, consid. 5.2). Pourrait aussi commettre un abus de droit le bailleur qui adresse un congé ordinaire à la locataire alors qu’il sait que celle-ci (qui ne lui a pas communiqué d’autre adresse) est absente pour une durée plus longue que le délai de garde par la poste, alors qu’il aurait pu encore le notifier à son retour en respectant les délai et terme applicables. En revanche, on ne devrait pas pouvoir lui faire ce type de reproche s’il s’agit d’une résiliation extraordinaire fondée sur la demeure de la locataire dans le paiement du loyer (art. 257d CO), comme dans l’arrêt commenté.
  • En cas d’absence volontaire de la locataire, la théorie de la réception absolue s’applique. En effet, la locataire peut (et doit) organiser à l’avance ses affaires afin de s’assurer d’être à même de pouvoir prendre connaissance d’une communication du bailleur. Il en va de même si la locataire est une personne morale et que ce sont ses organes qui s’absentent. En effet, plusieurs solutions s’offrent à eux. Ils peuvent d’abord demander à un employé (qui n’a pas besoin d’être organe) de se trouver régulièrement dans les locaux de la personne morale pour réceptionner le courrier au moment où l’agent postal fait sa tournée. Ensuite, ils peuvent aussi charger un tiers de relever le courrier ou l’avis de retrait dans la boîte aux lettres ou la case postale et lui fournir, cas échéant, une procuration pour retirer le courrier recommandé. Une telle procuration peut être accordée par internet, en indiquant le numéro du pli figurant sur l’avis de retrait. Enfin, contre paiement d’une taxe modeste, les organes peuvent faire dévier pendant une période déterminée tout le courrier vers leur lieu de séjour ou vers un tiers de confiance.
  • En cas d’absence involontaire de la locataire (ou de ses organes), le moment de la réception d’un congé consiste à déterminer si, en raison du caractère non planifiable de son absence, la locataire doit bénéficier d’un laps de temps pour organiser normalement ses affaires afin de pouvoir prendre connaissance d’une communication du bailleur. Dans un tel cas, la réception d’une résiliation n’aura lieu qu’à l’expiration de ce laps de temps jugé normal pour que la locataire puisse s’organiser. La durée va dépendre des causes et des modalités de l’absence involontaire. Elle ne devrait en général pas excéder quelques jours. Lors d’une détention provisoire, la personne détenue peut en effet organiser plus ou moins rapidement la réception d’une éventuelle manifestation de volonté du bailleur en faisant usage de sa liberté de communication avec son défenseur, de son droit à la correspondance ou de son droit d’être en contact avec ses proches (cf. notamment art. 235 CPP). Dans des situations exceptionnelles, par exemple si la locataire est incapable de discernement en raison d’une maladie ou d’un accident et donc privée de l’exercice de ses droits civils, le laps de temps normal pour organiser ses affaires sera plus long et une réception ne pourra pas avoir lieu avant l’expiration de celui-ci. Une solution digne d’intérêt proposée par une partie de la doctrine consiste à admettre que le bailleur, ayant adressé de bonne foi un congé à une locataire involontairement absente, puisse le renouveler ultérieurement, à un moment où celle-ci a (ou aurait) pu s’organiser. Dans une telle hypothèse, la locataire ne serait pas autorisée à invoquer une communication tardive du bailleur, en raison du premier envoi effectué dans les temps ; en revanche, le délai pour agir en annulation du congé (art. 273 al. 1 CO) ne partirait pour la locataire qu’à la communication renouvelée (Bohnet, Les délais en droit du bail à loyer : vingt ans après, in : Bohnet/Carron (édit.), 23e Séminaire sur le droit du bail, Bâle/Neuchâtel 2024, p. 12 ss, N 22).

B. Double représentation

Les art. 32 ss CO régissent la théorie générale de la représentation civile. Pour que l’effet de représentation se produise, l’art. 32 al. 1 CO pose deux conditions (ATF 126 III 59, consid. 1b ; TF, 30.01.2019, 4A_487/2018, consid. 5.2.1. ; ég. Carron/Wessner, Droit des obligations – Partie générale, Vol. I : les concepts généraux et la représentation – l’enrichissement illégitime – la relation précontractuelle, Berne 2022, N 809 ss, qui précisent que le représentant doit en outre disposer de la capacité de discernement) :

  • L’acte au nom du représenté. Le représentant capable de discernement doit agir « au nom » du représenté. Cette condition est remplie dans trois cas de figure : premièrement, celui qui agit prend la qualité de représentant en se faisant connaître comme tel auprès du tiers ; deuxièmement, le représentant ne se fait pas connaître comme tel, mais le tiers doit inférer des circonstances que le représentant agit au nom d’une autre personne ; troisièmement, nonobstant le fait que le représentant ne s’est pas fait connaître comme tel et que le tiers ne pouvait pas inférer cette qualité des circonstances, il est indifférent au tiers de traiter avec le représentant ou le représenté (TF, 03.04.2012, 4A_757/2011, consid. 2.2 ; cf. ég. Carron/Wessner, op. cit., N 810 ss)
  • Les pouvoirs de représentation. Le représentant doit être « autorisé », c’est-à-dire qu’il doit disposer des pouvoirs suffisants de représentation, accordés notamment sous forme de procuration par le représenté (ATF 146 III 121, consid. 3.2.2. ; cf. ég. Carron/Wessner, op. cit., N 841 ss). En cas de représentation sans pouvoirs (art. 38 ss CO), il n’y a en principe pas d’effet de représentation. Deux exceptions sont principalement envisageables. Premièrement, le pseudo-représenté peut ratifier l’acte du représentant, ce qui entraîne l’effet de représentation conformément à la volonté du représenté (art. 38 CO) (TF, 17.06.2016, 9C_495/2015, consid. 5.2.2 ; Carron/Wessner, op. cit., N 959 ss). Secondement, la loi protège le tiers de bonne foi à des conditions strictes et impose, cas échéant, un effet de représentation contre la volonté du représenté (art. 33 al. 3 et 34 al. 3 CO) (ATF 146 III 37, consid. 7.1.2.1 ; Carron/Wessner, op. cit., N 974 ss).

En présence d’une double représentation (mais également d’un contrat avec soi-même ; à ce sujet, cf. Carron/Wessner, op. cit., N 879), le Tribunal fédéral a développé une pratique constante (ATF 144 III 388, consid. 5.1, JdT 2019 II 322 ; 127 III 332, consid. 2a, JdT 2001 I 258), reprise dans l’arrêt commenté : « un contrat conclu dans ce contexte est inadmissible (unzulässig) et dépourvu de validité (ungültig), sous réserve des deux exceptions suivantes : (1) Si la nature de l’affaire exclut le risque de léser le représenté, soit notamment lorsque l’acte est conclu aux conditions du marché ; (2) Si le représenté y a consenti par avance, ou s’il a ratifié l’acte » (consid. 6.1).

Cette règle jurisprudentielle – qui se compose d’un principe et de deux exceptions, la seconde d’entre elles comprenant deux sous-hypothèses – semble à première vue constituer une lex specialis par rapport au système codifié des art. 32 ss CO (cf. notamment TF, 04.03.2022, 4A_488/2021, consid. 5.3.2, qui précise que le droit suisse ne contient aucune règle à ce sujet). Le présent commentaire vise à démontrer qu’il n’en est rien et que les tribunaux pourraient se contenter d’appliquer la théorie générale.

Avant de procéder à cette démonstration, il convient de rappeler un axiome important, expressément rappelé dans l’arrêt commenté : « la personne [représentée] est présumée tacitement exclure le pouvoir de représentation pour tout acte comportant un risque de conflit entre ses propres intérêts et celui de son représentant » (consid. 6 ; ég. ATF 144 III 388, consid. 5.1, JdT 2019 II 322 ; Carron/Wessner, op. cit., N 871 et réf.).

Reprenons maintenant chacune des hypothèses prévues par la règle jurisprudentielle :

  • Principe : « Un contrat conclu dans [le contexte de la double représentation] est inadmissible (unzulässig) et dépourvu de validité (ungültig) […] » (consid. 6.1). On se trouve dans la situation où le représentant a effectué une double représentation présentant un risque de conflit entre les intérêts de représenté et ceux du représentant. Dans ce cas, l’acte juridique conclu par le représentant au nom du représenté (1re condition légale) n’est pas couvert par la procuration (2e condition légale). Il s’agit donc d’une représentation sans pouvoirs où aucune des exceptions prévues par le Code (ratification ou protection de la bonne foi du tiers) n’est remplie. L’effet de représentation ne se produit pas. Le contrat est nul en raison du vice de représentation et ne produit donc aucun effet juridique.
  • Exception 1 : Un contrat conclu dans le contexte d’une double représentation est admissible et valide « (1) si la nature de l’affaire exclut le risque de léser le représenté, soit notamment lorsque l’acte est conclu aux conditions du marché » (consid. 6.1). On se trouve dans la situation où il n’y a pas de risque de conflit entre les intérêts du représenté et ceux du représentant, par exemple parce que l’acte est conclu aux conditions du marché. Dans ce cas, l’acte juridique conclu par le représentant au nom du représenté (1re condition légale) est couvert par la procuration qui n’exclut tacitement que les actes comportant un risque de conflit entre les intérêts du représenté et ceux du représentant (2e condition légale). On précise que, par « conditions du marché », il faut entendre non seulement le prix du bien ou de la prestation convenue, mais aussi une quantité et des modalités raisonnables par rapport à la situation des parties à la transaction (dans ce sens, mais plus critique sur la formulation du Tribunal fédéral, Nussbaumer-Laghzaoui, Les conditions de validité de la double représentation et du contrat avec soi-même, LawInside du 3 août 2024). Par conséquent, les deux conditions légales de l’art. 32 al. 1 CO étant remplies, l’effet de représentation se produit.
  • Exception 2, 1re hypothèse : Un contrat est conclu dans le contexte d’une double représentation est admissible et valide « (2) si le représenté y a consenti par avance […] » (consid. 6.1). On se trouve dans la situation où le représenté a confié des pouvoirs au représentant en acceptant les risques de la double représentation. Dans ce cas, l’acte juridique conclu par le représentant au nom du représenté (1re condition légale) est couvert par la procuration expresse accordée en dépit du risque de conflit entre les intérêts du représenté et ceux du représentant (2e condition légale). Par conséquent, les deux conditions légales de l’art. 32 al. 1 CO étant remplies, l’effet de représentation se produit.
  • Exception 2, 2e hypothèse : Un contrat est conclu dans le contexte d’une double représentation est admissible et valide « (2) si le représenté […] a ratifié l’acte » (consid. 6.1). On se trouve dans la situation où le représentant a agi sans pouvoirs, mais où ses actes juridiques sont ratifiés a posteriori par le représentant. Dans ce cas, l’acte juridique conclu par le représentant au nom du représenté (1re condition légale) n’est pas couvert par la procuration (2e condition légale). Il s’agit donc d’une représentation sans pouvoirs. Toutefois, la ratification est une des exceptions prévues par l’art. 38 CO et l’effet de représentation se produit.

Sur la base de ces réflexions et afin de maintenir la cohérence et l’ambition d’exhaustivité voulue pour la codification, il nous semble que le raisonnement d’un tribunal confronté à une double représentation gagnerait à appliquer directement la théorie générale des art. 32 ss CO plutôt que de légitimer l’utilisation de critères jurisprudentiels spécifiques.

Proposition de citation
Blaise Carron, Résiliation du bail, théorie de la réception absolue et double représentation (arrêt 4A_611/2023), Newsletter Bail.ch septembre 2024
Partie générale CO

Partie générale CO

Dispositions générales bail

Dispositions générales bail

Résiliation

Résiliation