Analyse de l'arrêt TF 4A_339/2022
12 décembre 2024
Le rendement brut admissible
I. Objet de l’arrêt
Dans cet arrêt 4A_339/2022 (destiné à publication), le Tribunal fédéral précise que, sauf circonstances particulières, si le taux hypothécaire de référence ne dépasse pas 2 %, le rendement brut admissible en application de l’art. 269a let. c CO s’élève à 3,5 points de pourcentage de plus que le taux hypothécaire de référence. Le Tribunal fédéral n’a en revanche pas indiqué à combien devait s’élever ce rendement brut lorsque le taux hypothécaire de référence dépasse 2 %.
II. Résumé de l’arrêt
A. Les faits
Par contrat du 20 juin 2014, A. SA (bailleresse) a remis à bail à B. et C. (locataires) un appartement de 3,5 pièces, comprenant deux places de parc, dans un immeuble locatif construit en 2013, pour un loyer mensuel net de CHF 1’600.-. Le bail a débuté le 1er juillet 2014, pour une durée indéterminée, et pouvait être résilié en respectant un délai de trois mois pour la fin de chaque mois.
Le 20 décembre 2019, les locataires ont résilié le bail pour le 31 mars 2020. Après l’état des lieux de sortie, la bailleresse a fait savoir aux locataires qu’elle les tenait pour responsables de certains dégâts et leur a réclamé CHF 4’829.50 de frais de réfection.
Le 30 avril 2020, les locataires ont saisi la Commission de conciliation compétente d’une requête tendant à la restitution d’un trop-perçu de loyers et à la libération de la garantie de loyer en leur faveur.
Après l’échec de la conciliation, les locataires ont porté leur demande devant le Tribunal des baux de la Broye. Ils demandent alors CHF 33’600.- avec intérêts à 5 % par an dès le 1er mai 2020, à titre de loyers payés en trop, et la libération de la garantie de loyer.
La bailleresse conclut au rejet de la demande et demande reconventionnellement que les locataires lui versent CHF 12’825.- de loyers supplémentaires, CHF 4’829 fr. 50 « en réparation de différents dégâts, avec les intérêts correspondants, et à ce que la garantie de loyer soit libérée en sa propre faveur, en déduction des montants réclamés ».
Dans une décision du 10 novembre 2021, le Tribunal des baux a partiellement admis la demande et presque intégralement rejeté la demande reconventionnelle. Il a notamment constaté que le loyer initial était nul, faute pour la bailleresse d’avoir annexé au contrat de bail la formule officielle, dont l’usage était alors obligatoire dans le canton de Fribourg. Il s’est basé sur le critère du rendement brut (art. 269a let. c CO) pour calculer le loyer admissible, vu que l’immeuble était récent.
Dans un arrêt du 17 juin 2022, le Tribunal cantonal du canton de Fribourg a rejeté l’appel de la bailleresse. La bailleresse a alors déposé un recours en matière civile devant le Tribunal fédéral.
B. Le droit
Le Tribunal fédéral constate que le loyer convenu était frappé de nullité car la bailleresse n’a pas remis aux locataires la formule officielle prévue par l’art. 270 al. 2 CO, dont l’usage était alors obligatoire dans le canton de Fribourg. Le loyer initial étant nul, il appartenait au juge de fixer le loyer pour toute la durée du bail. Les parties admettent par ailleurs que le loyer doit être fixé en appliquant le critère du rendement brut au sens de l’art. 269a let. c CO, la construction étant récente.
Le Tribunal fédéral relève ensuite que « le taux de rendement brut admissible est calculé en ajoutant deux éléments au taux hypothécaire de référence : (1) une prise en compte forfaitaire des charges courantes et des frais d’entretien du propriétaire « appréhendés par un quotient (en principe 1,5 %, à moins que des circonstances particulières ne justifient un pourcentage plus ou moins élevé) » et (2) « un pourcentage de 0,5 % (par le passé) à titre de rémunération des fonds investis, calqué sur celui prévalant dans le calcul du rendement net » (consid. 4.3).
En ce qui concerne le rendement brut admissible, le Tribunal fédéral souligne que la prise en compte forfaitaire des charges courantes et d’entretien « n’est pas la cible de critiques doctrinales. Tout au plus certains auteurs ont-ils exprimé le souci selon lequel ce supplément devra être différencié en fonction des particularités de l’investissement […]. Cela étant, le Tribunal fédéral a déjà précisé que, si des circonstances particulières le commandent, cette majoration peut être plus ou moins élevée […]. Ceci signifie que, lorsque le prix du terrain est particulièrement élevé par rapport au coût de la construction, une majoration moins importante peut se concevoir, alors que si la construction comporte par exemple des installations particulièrement onéreuses ou à faible longévité, un pourcentage plus élevé est imaginable » (consid. 7.1).
Le Tribunal fédéral relève ensuite que, dans l’ATF 147 III 14, le supplément à ajouter au taux hypothécaire de référence pour obtenir le rendement net admissible est passé « de 0,5 à 2 %, tant que le taux hypothécaire de référence est inférieur ou égal à 2 % » (consid. 7.2).
Selon le Tribunal fédéral, il « ne saurait être question de raisonner différemment pour le calcul du rendement brut ». Par conséquent, « le pourcentage de 0,5 % qui prévalait jusqu’à présent dans le cadre de la méthode du rendement brut doit être porté à 2 %, tant que le taux hypothécaire de référence est inférieur ou égal à 2 % » (consid. 7.2).
Par conséquent, pour déterminer le loyer admissible en application du critère du rendement brut, il faut multiplier le prix de revient par « le taux hypothécaire de référence, auquel on ajoute 3,5 % (1,5 % représentant les frais d’entretien et les charges courantes auquel s’ajoute 2 % représentant le rendement des fonds investis) […], tant que le taux hypothécaire de référence est inférieur ou égal à 2 % » (consid. 7.3).
Le Tribunal fédéral applique ensuite ce rendement brut admissible en tenant compte du fait que le taux hypothécaire de référence a évolué durant la durée du bail, en précisant que les taux hypothécaires de références inexacts présentés par la bailleresse « ne portent pas à conséquence puisqu’il s’agit de faits notoires » (consid. 7.3).
Vu que le loyer est fixé plus bas que ce qui avait été convenu par les parties, les locataires disposent d’une créance en remboursement de l’enrichissement illégitime (art. 62 ss CO). Par conséquent, le recours doit être partiellement admis et la décision attaquée réformée dans le sens où la bailleresse doit verser CHF 25’655.70 aux locataires, avec intérêts à 5 % l’an dès la date du présent arrêt. La garantie constituée par les locataires doit être libérée au profit de ces derniers (consid. 7.3).
III. Analyse
Dans l’arrêt commenté, le Tribunal fédéral arrive à la conclusion que, sauf circonstances particulières, lorsque le taux hypothécaire de référence ne dépasse pas 2 %, le rendement brut admissible en application de l’art. 269a let. c CO s’élève à 3,5 points de pourcentage de plus que le taux hypothécaire de référence.
Pour arriver à ce résultat, le Tribunal fédéral part du principe qu’avant la hausse du rendement net admissible des fonds propres décidée dans l’ATF 147 III 14, le loyer admissible en application du critère du rendement brut se répartissait entre, d’une part, une rémunération forfaitaire des charges courantes et d’entretien correspondant, sauf circonstances particulières, à 1,5 % multiplié par le prix de revient, et d’autre part, une rémunération de l’investissement (fonds propres + fonds étrangers) correspondant au rendement net admissible des fonds propres selon l’art. 269 CO, soit 0,5 point de pourcentage de plus que le taux hypothécaire de référence, multiplié par le prix de revient.
En d’autres termes, sauf circonstances particulières, le loyer admissible en application du critère du rendement brut était alors donné par
Loyer admissible = 1,5 % x prix de revient + (taux hypothécaire de référence + 0,5 %) x prix de revient = (taux hypothécaire de référence + 2 %) x prix de revient.
Sur cette base, le Tribunal fédéral considère que, pour tenir compte de l’augmentation du rendement net admissible des fonds propres décidée dans l’ATF 147 III 14, la rémunération forfaitaire des charges courantes et d’entretien doit, sauf circonstances particulières, continuer à correspondre à 1,5 % multiplié par le prix de revient, mais que la rémunération de l’investissement (fonds propres + fonds étrangers) doit désormais correspondre au nouveau rendement net admissible des fonds propres retenu dans l’ATF 147 III 14, multiplié par le prix de revient.
En d’autres termes, sauf circonstances particulières, le loyer admissible en application du critère du rendement brut est désormais donné par
Loyer admissible = 1,5 % x prix de revient + (taux hypothécaire de référence + 2 %) x prix de revient = (taux hypothécaire de référence + 3,5 %) x prix de revient.
L’approche suivie par le Tribunal fédéral, qui était préconisée par une partie de la doctrine, est défendable (cf. en particulier Rohrer, Konsequenzen der Änderung der Rechtsprechung des Bundesgerichts betreffend die zulässige Nettorendite [BGE 147 III 14], MRA 3/2021, p. 123, qui développe une argumentation très similaire à celle du Tribunal fédéral ; cf. également Conod, Rendement net art. 269 CO ; réévaluation des fonds propres ; taux de rendement des fonds propres [arrêt TF 4A_554/2019], Newsletter Bail.ch décembre 2020, p. 6 s., qui défend le même résultat).
Pour un propriétaire standard, qui finance son investissement à l’aide de 40 % de fonds propres (le pourcentage retenu dans le modèle standard de l’Office fédéral du logement), qui paie un intérêt égal au taux hypothécaire de référence sur son emprunt (ce qui devrait être le cas en moyenne), et qui supporte des charges courantes et d’entretien représentant effectivement 1,5 % de son investissement, l’augmentation du rendement brut admissible décidée dans l’arrêt commenté fait toutefois plus que de prendre en compte l’augmentation du rendement net admissible des fonds propres décidée dans l’ATF 147 III 14.
En effet, pour un tel propriétaire, avant le changement de jurisprudence concernant le rendement admissible des fonds propres décidé dans l’ATF 147 III 14, l’avantage procuré par l’application du critère du rendement brut de l’investissement par rapport à l’application du critère du rendement net des fonds propres selon l’art. 269 CO provenait du fait qu’on appliquait le rendement admissible des fonds propres à l’entier de l’investissement plutôt qu’aux seuls fonds propres. En d’autres termes, pour un tel propriétaire, le loyer admissible en application du critère du rendement brut était égal à 0,5 % multiplié par le 60 % du prix de revient, soit 0,3 % multiplié par le prix de revient, de plus que si on appliquait le critère du rendement net.
Or, avec l’augmentation du rendement brut admissible décidée dans l’arrêt commenté, pour un tel propriétaire, le loyer admissible en application du critère du rendement brut correspond désormais à 2 % multiplié par le 60 % du prix de revient, soit 1,2 % multiplié par le prix de revient, de plus que si on appliquait le critère du rendement net des fonds propres conformément au changement de jurisprudence opéré dans l’ATF 147 III 14.
Pour un tel propriétaire, afin que le loyer admissible en application du critère du rendement brut reste égal à 0,3 % multiplié par le prix de revient de plus qu’en application du critère du rendement net, il aurait fallu augmenter le rendement brut admissible de 0,9 point de pourcentage (1,2 % - 0,3 % = 0,9 %) de moins que ce qui a été décidé par le Tribunal fédéral dans l’arrêt commenté. En d’autres termes, il aurait fallu admettre un rendement brut admissible égal à 2,6 points de pourcentage (3,5 % - 0,9 % = 2,6 %) de plus que le taux hypothécaire de référence, comme cela avait été suggéré par une partie de la doctrine (cf. Bieri, Le rendement brut de la chose louée, PJA 2021, p. 437 ss ; Piaget, Le rendement net de la chose louée in : Bohnet/Carron [édit.], 22e séminaire sur le droit du bail, Neuchâtel 2022, p. 95 ss, N 53).
Si le Tribunal fédéral avait décidé de maintenir le rendement brut admissible à 2 points de pourcentage de plus que le taux hypothécaire de référence, comme cela était suggéré par une autre partie de la doctrine (cf. notamment ZK-Higi/Wildisen, 5e éd., Zurich/Bâle/Genève 2022, art. 269a CO N 162a ; Stastny, Jurisprudence fédérale relative au rendement net de la chose louée, Plaidoyer 1/2021, p. 26), le loyer admissible en application du critère du rendement brut aurait été 1,5 % multiplié par le prix de revient plus bas qu’avec le rendement brut admissible retenu dans l’arrêt commenté. Avec le rendement brut admissible retenu dans l’arrêt commenté, on a vu que le loyer admissible en application du critère du rendement brut était 1,2 % multiplié par le prix de revient plus haut qu’en application du critère du rendement net calculé conformément au changement de jurisprudence opéré dans l’ATF 147 III 14. Par conséquent, pour un tel propriétaire, si le rendement brut avait été maintenu à 2 points de pourcentage de plus que le taux hypothécaire de référence, le loyer admissible en application du critère du rendement brut aurait été 0,3 % multiplié par le prix de revient plus bas qu’en application du critère du rendement net (1,2 % - 1,5 % = - 0,3 %).
Dans l’arrêt commenté, le Tribunal fédéral rappelle aussi que si des circonstances particulières le justifient, le rendement brut admissible peut être plus ou moins élevé. Il précise que cela signifie que, « lorsque le prix du terrain est particulièrement élevé par rapport au coût de la construction, une majoration moins importante peut se concevoir, alors que si la construction comporte par exemple des installations particulièrement onéreuses ou à faible longévité, un pourcentage plus élevé est imaginable » (consid. 7.1). Cette possibilité de tenir compte de circonstances particulières, qui est largement admise en doctrine, semble justifiée (cf. CPra Bail-Bohnet/Broquet, 2e éd., Bâle 2017, art. 269a CO N 106 ; Lachat/Stastny, Le bail à loyer, Lausanne 2019, Chap. 21, N 6.7 ; SVIT-Kommentar Rohrer, 4e éd., Zurich 2018, art. 269a CO N 101).
Enfin, le Tribunal fédéral n’a pas indiqué dans l’arrêt commenté à combien devait s’élever le rendement brut admissible selon l’art. 269a let. c CO lorsque le taux hypothécaire de référence dépasse 2 %. A ce stade, il n’a pas non plus indiqué à combien devait s’élever le rendement net admissible des fonds propres selon l’art. 269 CO lorsque le taux hypothécaire de référence dépasse 2 %. Mais au vu du raisonnement développé dans l’arrêt commenté, il paraît très vraisemblable que, le moment venu, il maintiendra une différence de 1,5 point de pourcentage entre le rendement brut admissible et le rendement net admissible lorsque le taux hypothécaire de référence dépasse 2 %.