Analyse de l'arrêt TF 4A_134/2023
16 mai 2024
Disproportion des intérêts en présence : limite entre faits et droit
I. Objet de l’arrêt
Le Tribunal fédéral se penche sur la validité d’un congé notifié en raison du besoin invoqué par la bailleresse d’utiliser l’appartement, en examinant tout d’abord la réalité du motif invoqué (en fait), puis le caractère conforme à la bonne foi de celui-ci (en droit), au regard d’une disproportion alléguée des intérêts en présence.
II. Résumé de l’arrêt
A. Les faits
A. est locataire depuis 1990 d’un appartement à Genève, qu’il a sous-loué durant un certain nombre d’années, avant d’y vivre avec son épouse depuis 2012, puis seul après sa séparation. Le bail a été résilié par formule officielle du 21 août 2019 pour le 31 août 2020, sans indication de motif.
En procédure, les propriétaires et bailleurs ont motivé le congé en expliquant que la cobailleresse, âgée de 75 ans et domiciliée en Valais, souhaitait habiter cet appartement de deux pièces lorsqu’elle se rendait à Genève, quelques nuits par semaine, pour s’occuper de sa petite-fille. Elle était également propriétaire d’une maison à Chêne-Bourg et copropriétaire de deux autres immeubles dans la région genevoise, comprenant plusieurs appartements, mais dont la typologie ne correspondait pas à ses besoins, selon ses explications.
De son côté, le locataire, âgé de 82 ans, qui affirmait vivre dans l’appartement litigieux, était usufruitier d’un chalet à Crans-Montana, où il se rendait de temps à autre.
Le Tribunal des baux, puis la Cour de justice, ont validé le congé et octroyé une prolongation de bail de quatre ans au locataire.
B. Le droit
La Haute cour rappelle tout d’abord que, sur le principe, le congé ordinaire donné par le bailleur pour occuper lui-même l’habitation n’est pas contraire à la bonne foi, même s’il entraîne des conséquences pénibles pour le locataire, ou que l’intérêt de celui-ci au maintien du bail paraît plus important que celui du bailleur à ce qu’il prenne fin (consid. 3.2.1).
Déterminer quel est le motif du congé relève des constations de faits (ATF 145 III 143, consid. 3.1). Ainsi, les éléments retenus dans l’arrêt cantonal lient le Tribunal fédéral, qui ne peut s’en écarter que si le recourant démontre, en soulevant expressément le grief d’arbitraire et exposant de façon claire et détaillée (art. 106 al. 2 LTF) que l’autorité cantonale a constaté arbitrairement les faits et apprécié arbitrairement les preuves (art. 97 al. 1 LTF et 9 Cst.) (consid. 3.3).
En l’espèce, la Cour cantonale avait retenu que le motif allégué à l’appui du congé était réel. Le recourant n’a pas démontré que cette autorité aurait versé dans l’arbitraire, de sorte que son grief était irrecevable (consid. 4.2.1).
La question de savoir si la résiliation contrevient aux règles de la bonne foi est en revanche une question de droit, qui relève du pouvoir d’appréciation du juge (art. 4 CC), étant précisé que le Tribunal fédéral ne revoit qu’avec retenue la décision de dernière instance cantonale. Il n’y substitue son analyse que lorsque l’arrêt cantonal s’écarte sans raison des règles établies en matière d’appréciation des preuves, s’appuie sur des faits qui ne devaient pas jouer de rôle, ne tient pas compte de faits pertinents ou encore lorsque le résultat aboutit à une iniquité choquante (ATF 138 III 669, consid. 3.1) (consid. 3.3).
Dans le cas soumis au Tribunal fédéral, il s’agissait ainsi d’examiner, dans un second temps, si le congé contrevenait à l’art. 271 al. 1 CO, en raison d’une disproportion grossière des intérêts en présence. Le locataire étant en l’espèce usufruitier d’un chalet en Valais, la Haute cour retient que l’appréciation de la cour cantonale n’aboutit pas à un résultat manifestement injuste ou une iniquité choquante et que la résiliation n’est dès lors pas contraire à la bonne foi, faute de disproportion grossière des intérêts en présence (consid. 5.3).
III. Analyse
Cet arrêt du Tribunal fédéral a pour mérite de rappeler clairement l’articulation entre faits et droit, et la portée de cette distinction, dans le cadre de l’examen de la validité d’une résiliation de bail. Cette distinction prend tout son sens lorsqu’il s’agit de déterminer si le congé consacre une disproportion des intérêts en présence, ce qui constitue un cas particulier de violation des règles de la bonne foi, au sens de l’art. 271 al. 1 CO.
Le raisonnement s’effectue ainsi en deux temps : il s’agit tout d’abord, en faits, de déterminer si le motif invoqué à l’appui du congé est conforme à la réalité, ce qui a été retenu par les instances successives dans le cas d’espèce ; si le tribunal devait retenir que tel n’est pas le cas, mais qu’il s’agit d’un prétexte, le congé devrait être annulé à ce stade déjà (voir par exemple TF, 02.02.2011, 4A_623/2010 : besoin propre non établi, prise en compte de faits postérieurs au congé pour éclairer la volonté réelle du bailleur ; TF, 02.02.2011, 4A_629/2010 : faux motif invoqué à l’appui du congé ; TF, 09.12.2019, 4A_151/2019 : congé motivé par le fait que le locataire ne respecterait pas les règles portant sur le parcage des véhicules, alors qu’il a contesté à juste titre que la réduction du nombre de places à sa disposition constituait une modification du contrat de bail à son détriment qui ne respectait pas les formes).
Dans une seconde étape, si le motif invoqué est réel, en droit, il convient d’examiner si le congé contrevient aux règles de la bonne foi, en consacrant une disproportion des intérêts en présence. Dans le cas d’espèce, aussi improbable que typiquement genevois, où tant la bailleresse que le locataire disposent de résidences en Valais, la Haute cour a considéré que tel n’était pas le cas. Il s’agit toutefois d’un cas de figure peu représentatif de la situation des locataires dans l’arc lémanique, pour lesquels la question du relogement constitue un véritable enjeu. Dès lors, il n’est pas aisé de déduire une règle de cet arrêt, dont l’état de fait est si spécifique qu’il ne saurait être répliqué à titre de généralité.
En effet, la situation particulièrement précaire des locataires et la situation plus favorable de la partie bailleresse constituent les éléments déterminants de l’appréciation du juge (pour des exemples casuistiques, voir CPra Bail-Conod, 2e éd., Bâle 2017, art. 271 CO N 26 ; Lachat, Le bail à loyer, Lausanne 2019, Chap. 32, N 4.3, p. 962, notamment : congé donné pour des broutilles ou dans un accès de mauvaise humeur ; TF, 21.11.2014, 4A_464/2014 : congé ordinaire notifié à une dame âgée et isolée, motivé par une violation du devoir de diligence, sans laisser la possibilité à la locataire de remédier à la problématique ; TF, 02.09.2010, 4A_300/2010 : congé donné en vue de la vente, par un bailleur professionnel de l’immobilier, à deux personnes âgées, atteintes dans leur santé et en charge de leur fils majeur handicapé : TF, 06.10.2010, 4A_297/2010 : congé donné à une dame âgée, en raison de la volonté du fils du propriétaire de bénéficier d’un logement avec jardin pour le confort de son chien).
Ainsi, en règle générale, les tribunaux examinent les motifs invoqués à l’appui du congé (en faits) : leur caractère parfois confus ou fluctuant permet de douter de leur réalité, ce qui devrait déjà conduire à son annulation. Même si le motif est établi, il convient encore de mettre en parallèle les situations respectives des parties. La situation particulière du locataire (âge, état de santé, situation familiale) est à mettre en balance avec l’intérêt du bailleur à la résiliation du bail. En ce sens, la notion de disproportion des intérêts en présence peut être rattachée à l’interdiction d’user d’un droit de manière inutilement rigoureuse ou contradictoire, et c’est généralement pour ces motifs qu’un congé pourra être annulé.