Analyse de l'arrêt TF 4A_583/2023

Pascal Jeannin, Avocat, Dr en droit

Contestation du loyer initial : quand peut-on considérer qu’un immeuble est « ancien » ?

I. Objet de l’arrêt

Le présent arrêt permet de rappeler et de cibler plus précisément à quelles conditions un immeuble peut être considéré comme « ancien » et que, partant, le critère des loyers usuels constitue le critère absolu déterminant pour vérifier le caractère abusif ou non d’un loyer initial.

II. Résumé de l’arrêt

A. Les faits

Par contrat de bail à loyer du 17 juillet 2019, B. et C. (ci-après : les locataires) ont pris à bail, à compter du 1er septembre 2019, un appartement de cinq pièces d’environ 116 m2 au rez-de-chaussée supérieur d’un immeuble sis à Pully et propriété de A. SA (ci-après : la bailleresse). Le loyer mensuel net selon le contrat était de CHF 2’700.-, plus un acompte de CHF 240.- pour les frais accessoires. Le même jour, les parties ont conclu un second contrat de bail à loyer, portant sur un box individuel situé dans le même immeuble, pour un loyer mensuel de CHF 260.- (En fait, A.f.).

L’immeuble dans lequel se trouvent les objets loués a été érigé en 1960 et a changé de propriétaire à plusieurs reprises depuis. Il est toutefois, depuis 1987, propriété des frères G. ou de sociétés dont ceux-ci détiennent le capital-actions : il a été initialement propriété de la société immobilière H. SA (ci-après : SI H. SA), dont les frères G. ont acquis le capital-actions en 1987. En 1998, la SI H. SA a été liquidée et les frères G. ont acquis l’immeuble en propriété commune. En 2014, ils ont fondé la société bailleresse et transféré à celle-ci l’entier de leur parc immobilier, d’une valeur de CHF 90’000’000.- environ, dont l’immeuble à Pully. Ce dernier a été considéré comme apport des frères G. à la bailleresse. Dans le cadre de la liquidation d’un litige entre les frères G. et l’administration fiscale cantonale vaudoise, celle-ci a considéré l’opération susmentionnée comme exempte de droits de mutation (En fait, A.a à A.e).

Le 11 septembre 2019, les locataires ont contesté le loyer initial devant la commission de conciliation. Face à l’échec de cette procédure, ils ont porté leur action devant le Tribunal des baux du canton de Vaud en concluant, selon le dernier état de leur demande, à ce que le loyer mensuel initial soit fixé à CHF 1’400.- net et celui du box individuel à CHF 135.-, la bailleresse étant condamnée à leur restituer immédiatement le trop-perçu. Ils ont également requis que la garantie de loyer soit réduite à CHF 4’350.- et que le différentiel, par rapport au montant versé, leur soit rétrocédé.

Le tribunal a ordonné à la bailleresse de produire les pièces utiles au calcul de rendement voulu par les locataires, ce qu’elle n’a fait que partiellement, arguant notamment qu’il s’agissait d’un immeuble « ancien » pour lequel elle ne disposait plus d’archives complètes, en raison de l’écoulement du temps et d’un incendie.

Par jugement du 13 juillet 2022, le Tribunal des baux a fixé à CHF 2’300.- net dès le 1er septembre 2019 le loyer mensuel dû par les deux locataires pour l’appartement litigieux et à CHF 2’233.- dès le 1er octobre 2020. Il a aussi condamné la bailleresse à restituer aux locataires CHF 467.- par mois perçus en trop du 1er octobre 2020 jusqu’au jour de l’entrée en force du jugement. Finalement, le tribunal a arrêté à CHF 252.40 à partir du 1er octobre 2020 le loyer dû par les locataires pour le box individuel. Il a également condamné la bailleresse à restituer aux locataires le trop-perçu pour la période allant du 1er septembre 2019 jusqu’au jour de l’entrée en force du jugement.

Par arrêt du 10 octobre 2023, la Cour d’appel civile du Tribunal cantonal vaudois a rejeté l’appel de la bailleresse et confirmé ce premier jugement (En fait, B.).

La bailleresse forme un recours en matière civile en demandant principalement au Tribunal fédéral d’annuler cet arrêt et d’ordonner le renvoi de la cause à l’autorité de seconde instance cantonale pour nouveau jugement ; subsidiairement, elle requiert d’admettre son recours, d’annuler l’arrêt attaqué et de rejeter les conclusions des locataires. Ceux-ci concluent au rejet du recours (En fait, C.).

B. Le droit

Après avoir examiné la recevabilité du recours (consid. 1 et 2), le Tribunal fédéral procède à un rappel de sa jurisprudence concernant les méthodes pour contrôler l’admissibilité du loyer initial :

Ce contrôle ne peut s’effectuer qu’à l’aide de la méthode absolue, laquelle sert à vérifier concrètement que le loyer ne procure pas un rendement excessif au bailleur. Dans l’application de cette méthode, les deux critères absolus entrant en ligne de compte sont celui du rendement net (fondé sur les coûts) et celui des loyers du marché (c’est-à-dire les loyers comparatifs appliqués dans la localité ou le quartier). Ils sont antinomiques, et partant exclusifs l’un de l’autre : dans un cas concret, le loyer admissible peut être fixé soit en utilisant la méthode du rendement net, soit celle des loyers comparatifs.

En principe, le critère absolu du rendement net a la priorité sur celui des loyers usuels dans la localité ou le quartier, en ce sens que le locataire peut toujours tenter de prouver que le loyer procure au bailleur un rendement « excessif » au sens de l’art. 269 CO. Ce n’est donc qu’en cas de difficulté ou d’impossibilité de déterminer le caractère excessif du rendement net qu’il pourra être fait application du critère des loyers usuels de la localité ou du quartier. Toutefois, pour les immeubles dits « anciens », la hiérarchie de ces critères est inversée : le critère des loyers usuels dans la localité ou le quartier l’emporte sur le critère du rendement net des fonds propres investis. Pour de tels immeubles, les pièces comptables nécessaires pour déterminer les fonds propres investis en vue de calculer le rendement net font fréquemment défaut, ou font apparaître des montants qui ne sont plus en phase avec la réalité économique actuelle. Est « ancien » un immeuble dont la construction ou la dernière acquisition remonte à trente ans au moins, au moment où débute le bail ; ce délai de trente ans doit être échu au moment où débute le bail (consid. 3).

En l’occurrence, le litige porte sur la question de savoir si l’immeuble propriété de A. SA doit être qualifié d’« ancien » au sens de la jurisprudence exposée ci-avant ou non. Dans le premier cas, la hiérarchie des critères absolus – rendement net des fonds propres (art. 269 CO) et loyers usuels dans la localité ou le quartier (art. 269a let. a CO) – serait inversée. C’est la thèse que soutient la bailleresse (consid. 4).

Le Tribunal fédéral rappelle et explicite les raisons de la prééminence, pour les immeubles anciens, du critère des loyers usuels sur celui du rendement net. Cette jurisprudence a pour but de surmonter deux obstacles qui se présentent en cas de calcul du rendement net pour un immeuble « ancien » : lors de la détermination du prix de revient, respectivement des fonds propres investis à une époque reculée, les pièces comptables font fréquemment défaut. De plus, le montant de l’investissement n’apparaît plus en phase avec la réalité économique actuelle. Ce n’est dès lors pas l’âge de l’immeuble en tant que tel qui est déterminant, mais bien la date d’acquisition par son propriétaire : si cette acquisition remonte à moins de 30 ans, les données nécessaires pour procéder au calcul du rendement net admissible ressortiront en principe des pièces relatives à cette acquisition et les chiffres dégagés n’apparaîtront pas en décalage avec la réalité économique au moment de la contestation du loyer initial (consid. 5.1 à 5.2).

Ce critère de délimitation peut s’avérer difficile à appliquer. Le Tribunal fédéral procède dès lors à une revue de sa propre jurisprudence sur ce point. Si l’immeuble fait partie d’une hoirie et que le de cujus a acquis l’immeuble plus de 30 ans avant le début du bail, les héritiers-bailleurs peuvent se prévaloir de la prééminence du critère des loyers usuels : l’acquisition par succession légale n’offre pas les données nécessaires à un calcul de rendement. En revanche, lorsque, par la suite, l’un des héritiers acquiert l’immeuble en pleine propriété par convention de partage successoral, les héritiers attribuent à l’immeuble une valeur réelle dont il est possible de tenir compte, comme c’est le cas dans le cadre d’une vente. C’est donc ce moment qui est considéré comme celui de l’acquisition par le bailleur. Lors de la vente des actions d’une société immobilière, le prix de vente des actions ne peut pas, en règle générale, être considéré comme la valeur d’achat de l’immeuble. En effet, ce prix ne reflète pas nécessairement la valeur de l’immeuble social ; il est également dépendant de diverses particularités, telles que les dettes sociales et hypothécaires, les actifs non immobiliers (p. ex. réserves latentes après déduction de la charge fiscale latente), la créance de l’actionnaire, ainsi que les recettes et dépenses de la société. Cette transaction n’opère pas de modification des bases de calcul et c’est donc bien le moment de l’acquisition de l’immeuble par la société immobilière bailleresse qui est déterminant (consid. 5.3).

En l’occurrence, l’instance inférieure a retenu que la bailleresse avait acquis l’immeuble en 2014, soit cinq ans avant la conclusion du bail environ. La bailleresse a argumenté qu’en réalité, l’immeuble était détenu par les mêmes personnes depuis 33 ans. La transaction de 2014 constituerait un transfert de propriété franc d’impôt, de sorte qu’il demeurerait sans conséquence. Le Tribunal rejette ces arguments. Tant en 1998 qu’en 2014, l’immeuble a bel et bien été vendu. À chacune de ces deux dates, un acte de vente immobilière a été instrumenté et le transfert de propriété dûment inscrit au registre foncier. Le cas d’espèce n’a en outre rien de semblable avec une dévolution héréditaire ou une fusion. De même, les considérations qui ont valu à tout ou partie des opérations litigieuses d’échapper à l’impôt ne sauraient être transférées en droit du bail, ces matières obéissant à des règles très différentes (consid. 6). Le recours est donc rejeté (consid. 7).

III. Analyse

Les moyens mis à disposition du locataire pour contester le loyer ont en commun qu’ils sont construits autour de la notion de « loyer abusif ». Selon l’art. 269 CO, un loyer est abusif lorsqu’il permet au bailleur d’obtenir un rendement excessif de la chose louée ou lorsqu’il résulte d’un prix d’achat manifestement exagéré. L’art. 269a CO contient une série d’autres critères qui, selon la lettre de cette disposition, excluraient le caractère abusif d’un loyer, dont le fait que le loyer contesté se situe dans les loyers usuels dans la localité ou le quartier (art. 269a let. a CO).

Ces deux critères sont l’expression de deux concepts opposés de fixation du loyer d’un appartement ou d’un local commercial, à savoir les prix du marché (soit le critère « naturel » dans une économie de marché : les prix fixés par le jeu de l’offre et de la demande) et la structure individuelle de coûts du bailleur. Ils sont antinomiques (Jeannin, La preuve en droit du bail – Loyers, défauts et résiliation de baux d’habitation et de locaux commerciaux à l’aune des questions probatoires, Thèse, Neuchâtel 2022, N 485 et les réf.). Le législateur n’a pas fixé clairement les relations entre ces critères (voir à ce sujet le message du Conseil fédéral, FF 1985 1369, p. 1469 ss). Il a donc passé cette « patate chaude » aux tribunaux. Selon la jurisprudence constante de notre Haute Cour, c’est le critère du rendement net qui est prépondérant (ATF 147 III 14, consid. 4.2 et les réf.). Cette solution paraît logique : les marchés du logement et des locaux commerciaux ne fonctionnent pas selon la théorie de base de l’économie de marché, à savoir que le prix d’un bien constitue le résultat d’un équilibre entre l’offre et la demande et que ce mécanisme garantit la répartition la plus efficace des ressources (Calamo, Die missbräuchliche Kündigung der Miete von Wohnräumen, thèse, Saint-Gall 1993, p. 33 ss ; Ghelfi, Analyse économique, in : Philippe Biéler/Jean-Pierre Ghelfi/David Lachat/Laurent Moutiont, Faut-il libéraliser les loyers ?, Lausanne 1993, p. 43 ss, p. 50 ss). Une application trop large du critère des loyers usuels compromettrait la réalisation du but du législateur de combattre des loyers abusifs (art. 109 al. 1 Cst. féd.).

Le Tribunal fédéral a toutefois jugé – et il le répète ici – que le critère du loyer usuel de la localité ou du quartier est prépondérant lorsque l’immeuble est propriété du bailleur depuis 30 ans ou plus : les pièces comptables nécessaires au calcul du rendement net pourraient ne plus être disponibles et de toute manière, si le calcul de rendement est fondé sur un montant investi plusieurs décennies auparavant, les résultats seraient en décalage avec la réalité économique.

Se pose alors la question de savoir, quel est le moment déterminant dans des situations d’acquisition « atypiques » telles que succession, fusion ou liquidation du régime matrimonial, si certains transferts de propriété dans ce cadre remontent à 30 ans ou plus alors que d’autres sont plus récents. Le présent arrêt permet de mieux cerner la manière d’appliquer le critère de distinction dans ces situations : il convient de vérifier abstraitement si, dans l’hypothèse considérée, la dernière opération permet de « surmonter » les problématiques décrites motivant la prééminence du critère des loyers usuels, soit l’absence de pièces comptables et le décalage avec la situation économique. Dans l’affirmative, le critère du rendement net est prépondérant ; dans la négative, celui des loyers usuels dans la localité ou le quartier prévaut. La jurisprudence concernant l’acquisition d’un immeuble dans le cadre d’une succession permet de l’illustrer : l’acquisition par succession légale n’offre pas les données nécessaires à un calcul de rendement (TF, 12.09.2016, 4A_147/2016, consid. 2.2). En revanche, lors d’une convention de partage successoral, les héritiers attribuent à l’immeuble une valeur réelle dont il est possible de tenir compte, comme c’est le cas dans le cadre d’une vente (TF, 26.03.2019, 4A_191/2018, consid. 4.1 et 4.2.1 ; 4A_147/2016 précité, consid. 2.2).

En l’occurrence, le transfert de l’immeuble litigieux par des actionnaires à leur société permet de surmonter les problématiques décrites : un acte de vente immobilière a été instrumenté et le transfert de propriété dûment inscrit au registre foncier. Dans le cadre de ces opérations, une valeur a été attribuée à l’immeuble, valeur pouvant servir de base afin de procéder au calcul du rendement net ; de même, cette opération a nécessité la « création » de pièces comptables permettant de disposer de moyens de preuves fiables.

En dehors des considérations économiques et politiques concernant les critères de fixation du loyer, il est primordial en pratique, pour les parties à un litige, de savoir quel critère est prépondérant dans un cas d’espèce : comme décrit à plusieurs reprises dans des commentaires de la jurisprudence du Tribunal fédéral à ce sujet, les exigences pour apporter la preuve des loyers usuels sont très élevées. Elles sont telles que le critère des loyers usuels est de fait inapplicable (cf. à ce sujet Jeannin, Fardeau de la preuve pour la contestation du loyer initial d’un immeuble ancien [arrêt TF 4A_183/2020], Newsletter bail.ch, juillet 2021, p. 6 et les réf. ; Jeannin, Caractère abusif du loyer initial d’un immeuble ancien : quelques précisions au sujet du renversement de la présomption [arrêt 4A_121/2023], Newsletter Bail.ch février 2024 et les réf.). Autrement dit : la partie qui supporte le fardeau d’apporter la preuve des loyers usuels dans la localité ou le quartier est quasiment sûre de perdre le procès, la preuve étant de fait impossible à apporter. Dans le cadre de la contestation du loyer initial, ce fardeau incombe au locataire (ATF 139 III 13, consid. 3.1.3.2).

Notons qu’une modification de l’art. 269a CO est actuellement en discussion aux chambres (initiative parlementaire n° 17.493 « Loyers usuels dans la localité ou dans le quartier. Instaurer des critères à valeur probante »). Le Tribunal fédéral, réagissant à la critique de la doctrine concernant l’inapplicabilité de fait du critère des loyers usuels, a expliqué ne pas souhaiter adapter sa jurisprudence afin d’éviter une interférence avec le processus législatif (cf. TF, 15.08.2023, 4A_271/2022, consid. 5.2.2). Sur ce point, le Tribunal fédéral a donc à son tour passé la « patate chaude » au législateur…

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