Analyse de l'arrêt TF 4A_239/2024
10 juillet 2025
La présomption d’ignorance du locataire quant à la formule officielle de notification du loyer initial
I. Objet de l’arrêt
L’arrêt donne un exemple de circonstances concrètes dans lesquelles la présomption d’ignorance du locataire quant à la nécessité d’utiliser la formule officielle de notification du loyer initial n’a pas pu être renversée.
L’intérêt de l’arrêt réside notamment dans le fait qu’il touche à une situation relativement fréquente en pratique, soit la conclusion d’un bail à loyer avec le concours d’un curateur professionnel.
II. Résumé de l’arrêt
A. Les faits
Un locataire sous curatelle de gestion et représentation signe un bail à loyer le 14 août 2017 portant sur un studio meublé pour un loyer mensuel de CHF 1'050.- hors charges. La curatrice professionnelle signe également le bail. La curatrice est ensuite remplacée par une autre curatrice professionnelle et un état des lieux est effectué le 1er septembre 2017 en présence du locataire et de sa nouvelle curatrice.
En septembre 2019, le locataire et sa curatrice consultent une avocate en raison de la présence de punaises de lit dans l’appartement. Le 15 avril 2020, le locataire saisit la Commission de conciliation en matière de baux à loyer d’une requête en fixation du loyer initial, restitution du trop-perçu, réduction de la garantie de loyer ainsi qu’en réduction de loyer et dommages et intérêts consécutifs à la présence de punaises de lit dans le studio loué.
Après échec de conciliation et proposition de jugement contestée par le bailleur, la procédure au fond s’engage.
Lors de leurs auditions, tant la première curatrice que la seconde ont déclaré n’avoir jamais reçu la formule officielle de notification du loyer initial de la part du bailleur. La première curatrice dit également n’avoir jamais vu de telles formules pour les autres personnes dont elle s’était occupée et qui avaient loué des logements dans l’immeuble en question (mais elle déclare avoir reçu ce document de la part d’autres gérances).
Le bailleur produit ladite formule dans le cadre de la procédure ainsi que deux témoignages écrits selon lesquels la formule officielle a bien été remise personnellement au locataire le jour de l’état des lieux.
Le tribunal des baux fait néanmoins droit aux conclusions du locataire, en fixant notamment le loyer initial à CHF 600.- par mois et en ordonnant la restitution du trop-perçu. Le Tribunal cantonal confirme ensuite cette décision dans sa quasi-intégralité.
Le bailleur exerce ainsi un recours en matière civile au Tribunal fédéral concluant à ce que le loyer mensuel soit fixé à CHF 1'050.- et que les conclusions du locataire soient rejetées.
B. Le droit
Trois questions sont soulevées par le bailleur et abordées par le Tribunal fédéral : la preuve de la notification de la formule officielle, l’abus de droit à invoquer la nullité du loyer initial et la prescription de l’action en remboursement du trop-perçu.
S’agissant tout d’abord de la preuve de la notification de la formule officielle, le Tribunal fédéral souligne qu’il appartient au bailleur de prouver la remise de la formule officielle selon l’art. 8 CC (consid. 4.1) et valide le raisonnement de l’autorité cantonale selon lequel les témoignages écrits ne constituent pas l’un des moyens de preuve prévus exhaustivement à l’art. 168 CPC et que, même à les juger recevables, ces moyens de preuve ont une valeur probante amoindrie (consid. 5.2).
Au sujet de l’abus de droit à invoquer la nullité du loyer initial, le Tribunal fédéral rappelle que l’abus manifeste d’un droit (art. 2 al. 2 CC) n’est pas protégé par la loi et que, au titre d’attitude contradictoire du locataire, la jurisprudence a retenu qu’une exception au droit de répétition des art. 62 ss CO peut être admise, par exemple, lorsque le preneur s’est rendu compte du vice de forme et s’est abstenu de protester, dans le dessein d’en tirer, le cas échéant, ultérieurement profit (consid. 4.3 et réf. citées) (pour un exemple d’abus de droit admis par le Tribunal fédéral, voir l’arrêt commenté par Percassi, Nullité du loyer initial en raison de l’absence de formule officielle et abus de droit [arrêt 4A_83/2022], Newsletter Bail.ch octobre 2022). A ce sujet, le Tribunal fédéral confirme en tous points le raisonnement de l’autorité cantonale, sous l’angle du respect de l’interdiction de l’arbitraire du moins. Ainsi, comme l’a retenu l’autorité cantonale (consid. 6.1), une curatrice professionnelle n’est pas, par principe, censée connaître par cœur le manuel établi à l’attention des curateurs privés, lequel mentionne que la formule officielle est requise pour notifier valablement le loyer lors de la conclusion d’un nouveau bail. Par ailleurs, les curatrices exercent le métier d’assistante sociale et n’ont donc aucune formation juridique particulière. En outre, le fait que la personne concernée ait signé le bail aux côtés de la curatrice démontre que les curatrices n’étaient pas les représentantes de la personne concernée. Ainsi, on ne peut pas simplement opposer à cette personne les éventuelles connaissances juridiques des curatrices.
Enfin, concernant la prescription de l’action en remboursement du trop-perçu, le Tribunal fédéral met en avant le principe selon lequel l’action en répétition de l’indu de l’art. 67 CO se prescrit par trois ans (un an dans l’affaire d’espèce, soumise à l’ancien droit), à compter du jour où la partie lésée a eu connaissance de son droit de répétition et, dans tous les cas, par dix ans à compter de la naissance de ce droit (pour des détails concernant le point de départ du délai de prescription absolu, voir Carron, Nullité du loyer initial ; point de départ du délai de prescription absolu de l’action en restitution du trop-perçu [arrêt 4A_495/2019], Newsletter Bail.ch avril 2020). Dans le cas du locataire qui n’a pas reçu la formule officielle selon l’art. 270 al. 2 CO, la connaissance effective intervient lorsque le locataire sait que l’absence de cette formule en entraîne la nullité du loyer initial, que le loyer qu’il a versé était trop élevé et qu’il était, partant, abusif, l’ignorance du locataire étant présumée. Tel ne serait notamment pas le cas si le locataire avait des connaissances spécifiques en droit du bail, s'il avait déjà loué un appartement pour lequel il avait reçu la formule officielle, ou s'il avait été impliqué dans une précédente procédure de contestation du loyer initial (consid. 4.3 et réf. citées). Sur le cas d’espèce, le Tribunal fédéral va se contenter de relever que le bailleur ne prouve pas la connaissance effective par le locataire car il se contente de d’affirmer qu’il suffit au locataire d’affirmer qu’il « ne savait pas » pour qu’il soit réputé ignorer ses droits (consid. 7.2).
III. Analyse
Dans son arrêt publié du 28 janvier 2022 (ATF 148 III 63, consid. 6. Voir à ce sujet l’analyse de Bohnet, Formule officielle à la conclusion du bail et présomption d’ignorance des droits du locataire [arrêt TF 4A_302/2021], Newsletter Bail.ch mars 2022), le Tribunal fédéral avait clarifié le fait qu’il revient toujours au propriétaire de prouver la notification de la formule officielle et que, à moins de disposer de connaissances particulières, les locataires bénéficient d’une présomption d’ignorance concernant la nécessité d’utiliser une telle formule (suite à l’ATF 146 III 82, consid. 4.1.3, qui laissait la question ouverte sur la justification de la présomption d’ignorance).
Il avait néanmoins rappelé que les circonstances concrètes peuvent mener le ou la juge à considérer que le ou la locataire devait connaître la nullité du loyer communiqué sans formule officielle.
Dans le présent arrêt, on constate que lesdites circonstances concrètes sont appréciées de manière plutôt souple à l’égard du locataire, et donc plutôt strictement à l’égard du bailleur.
En effet, la représentation d’un locataire par un curateur professionnel (et non privé) ne suffit pas, pour le Tribunal fédéral, à établir que, par principe, le locataire a connaissance de la nécessité de la formule officielle et du droit à répéter une partie du loyer en cas de non usage de ladite formule.
Il n’existe donc pas, comme en cas de consultation d’un avocat par exemple (et cela uniquement s’il est établi que la consultation portait sur cette question) (voir dans ce sens les arrêts TF, 10.07.2016, 4A_254/2016, consid. 3.2.2 ; TF, 28.04.2011, 4A_129/2011, consid. 2.4), la présomption qu’un curateur professionnel est suffisamment juridiquement qualifié pour inverser la présomption d’ignorance du locataire.
La portée pratique de cet arrêt nous paraît relativement importante vu l’ampleur des mesures de curatelle en Suisse, même si le Tribunal fédéral n’a au final apprécié les faits de la cause que sous l’angle de l’arbitraire.
Si l’on partage pleinement le raisonnement s’agissant des connaissances d’un curateur privé, une autre appréciation aurait à notre avis été possible pour un curateur professionnel, régulièrement appelé à gérer la conclusion de baux pour le compte des personnes concernées.
C’était d’ailleurs apparemment l’opinion du professeur consulté par le bailleur et dont l’avis de droit avait été déposé dans le cadre de la procédure.
Ainsi, il est désormais clair qu’un bailleur ne peut pas compter sur le fait qu’un locataire est représenté par un curateur professionnel pour renverser la présomption d’ignorance et ainsi espérer faire barrage aux prétentions du locataire qui viendrait invoquer la nullité du loyer initial, sa fixation et la restitution du trop-perçu.
Le bailleur doit dès lors se montrer rigoureux au moment de conclure le bail et, par ailleurs, il doit se montrer proactif s’il entend prouver la notification de la formule ou, du moins, la connaissance du locataire s’agissant des règles formelles qui s’appliquent à ce sujet.
En l’espèce, le bailleur s’était contenté de fournir des témoignages écrits pour établir la remise de la formule officielle, ce qui n’a pas suffi. Il est vrai que ce dernier aurait été bien inspiré de faire témoigner à l’audience les personnes à la base des témoignages écrits, ce qui aurait en principe permis d’établir la remise de la formule officielle (s’agissant de la question du fardeau de la preuve quant à la remise de la formule officielle, voir notamment Bohnet, Fardeau de la preuve en matière de formule officielle : deuxième manche [arrêt TF 4A_592/2020], Newsletter Bail.ch décembre 2021).
Du reste et surtout, le bailleur n’a pas interrogé les curatrices sur leurs connaissances effectives quant à l’obligation de remettre la formule officielle, ni d’ailleurs sur leurs expériences et connaissances en matière de droit du bail, ce qui lui est reproché par le Tribunal fédéral. A ce sujet, le bailleur aurait donc dû aller relativement loin dans son interrogatoire desdites curatrices s’il entendait prouver leurs connaissances quant à la nécessité d’utiliser la formule officielle.
Cela étant dit, même si le bailleur était en l’espèce parvenu à établir les connaissances juridiques des curatrices, il n’est pas encore dit, nous semble-t-il, que cela eût été suffisant pour faire obstacle aux prétentions du locataire.
En effet, l’instance cantonale a, dans cette affaire, estimé que le fait que la personne concernée ait signé le bail aux côtés de la curatrice démontrait que la curatrice n’était pas la représentante de la personne concernée et que, dès lors, on ne pouvait pas simplement opposer à cette personne les éventuelles connaissances juridiques de la curatrice.
A notre avis, ce raisonnement pourrait être remis en cause. A partir du moment où le bail est signé par la curatrice, qui, en plus, effectue l’état des lieux d’entrée, le rapport de représentation devrait être considéré comme établi et il devrait logiquement être possible d’opposer les connaissances de la curatrice à la personne concernée. Il est vrai toutefois que le Tribunal fédéral n’a pas tranché spécifiquement cette question.
Il est clair en tous les cas que le bailleur ne pouvait en l’espèce pas simplement se contenter d’affirmer qu’il existe une forme d’inégalité de traitement entre bailleur et locataire car il suffit au locataire d’affirmer qu’il ignore l’exigence de formule officielle pour que l’abus de droit ne soit jamais retenu contre lui, contrairement à ce qui prévaut pour le bailleur.