Analyse de l’arrêt TF 4A_245/2024
16 octobre 2025
Interprétation d’une clause contractuelle : rappel de la hiérarchie des règles d’interprétation et application du principe in dubio contra stipulatorem
I. Objet de l’arrêt
Le Tribunal fédéral examine dans l’arrêt 4A_245/2024 l’interprétation à donner à une clause unilatérale de résiliation en faveur du locataire dans un contrat conclu au surplus pour une durée déterminée. En l’espèce, la question litigieuse était de savoir si la locataire avait valablement résilié le bail avant l’échéance déterminée.
II. Résumé de l’arrêt
A. Les faits
En novembre 2017, C. SA (ci-après : la bailleresse) et A. SA (ci-après : la locataire), ont conclu un contrat de bail à loyer portant sur un local commercial pour un loyer mensuel brut de CHF 42’333.-.
L’art. 3 du contrat de bail prévoyait que le contrat était « conclu pour une durée déterminée de cinq ans, qui commence le 01/12/2017 pour finir le 30/12/2022. Toutefois le locataire aura la possibilité de résilier son bail un an après la date de début du présent bail avec un préavis de six mois avant l’échéance de celui-ci ».
L’art. 4 du contrat de bail prévoyait que « [s]auf résiliation donnée par l’une ou l’autre des parties 6 mois à l’avance, par lettre remise en mains propres ou chargée et consignée à l’office postal 6 mois avant l’échéance du bail au plus tard, le présent bail sera renouvelé de plein droit, aux mêmes conditions pour 1 (un) an et ainsi de suite de 1 an en 1 an (…). ».
En 2018, D. SA est devenue propriétaire. La locataire a été informée de ce changement de propriétaire de l’immeuble loué, avec la précision que les conditions contractuelles en vigueur demeuraient inchangées.
Par avis du 26 novembre 2018, le loyer mensuel brut a été augmenté avec effet au 1er janvier 2019 à CHF 42’807.-.
Le 6 janvier 2020, la locataire a résilié le contrat de bail pour le 31 juillet 2020.
La bailleresse a informé la locataire qu’elle la tenait responsable de ses obligations contractuelles jusqu’au 30 novembre 2022 ou jusqu’à la relocation des locaux.
La locataire estimait quant à elle être valablement libérée au 31 juillet 2020, dans la mesure où l’art. 3 du contrat de bail à loyer conclu entre les parties lui accordait le droit de résilier le bail après une durée minimale d’un an avec un préavis de six mois.
La locataire s’est acquittée de tous ses loyers jusqu’au 31 juillet 2020.
En décembre 2020, la bailleresse a fait notifier à la locataire un commandement de payer pour un montant total de CHF 171’228.- correspondant aux loyers impayés des mois d’août à décembre 2020. La poursuivie a formé opposition au commandement de payer.
La bailleresse a saisi le Tribunal des baux du canton de Vaud d’une demande en paiement tendant au versement par la locataire de la somme de CHF 470’877.-, avec intérêts, et à la levée de l’opposition au commandement de payer.
Par jugement du 16 mars 2022, le Tribunal des baux a rejeté la demande en paiement et maintenu l’opposition au commandement de payer en considérant que le bail à loyer avait été résilié valablement et en temps utile pour le 31 juillet 2020.
La bailleresse a formé appel auprès de la Cour d’appel civile du Tribunal cantonal vaudois, laquelle a réformé le jugement attaqué en condamnant la locataire au paiement de la somme de CHF 470’877.-, avec intérêts, et en prononçant la mainlevée définitive de l’opposition à concurrence du montant de CHF 171’228.-, avec intérêts.
La locataire a formé recours en matière civile auprès du Tribunal fédéral. Elle demande la réforme du jugement de la Cour d’appel civile du Tribunal cantonal vaudois en ce sens que la demande en paiement soit rejetée et le jugement du Tribunal des baux confirmé, subsidiairement l’annulation de l’arrêt attaqué et le renvoi de la cause à l’autorité inférieure pour nouvelle décision dans le sens des considérants.
B. Le droit
Dans son arrêt, le Tribunal fédéral traite de l’art. 18 CO et des principes d’interprétation des contrats, en l’occurrence l’interprétation de la clause de résiliation du contrat de bail.
L’art. 18 al. 1 CO prévoit que, pour apprécier la forme et les clauses d’un contrat, il y a lieu de rechercher la réelle et commune intention des parties (interprétation subjective), sans s’arrêter aux expressions ou dénominations inexactes dont elles ont pu se servir, soit par erreur, soit pour déguiser la nature véritable de la convention.
Si cette interprétation ne permet pas d’établir la volonté réelle des parties, le juge doit interpréter les déclarations et comportements des parties selon le principe de la confiance (interprétation objective), en recherchant comment une déclaration ou une attitude pouvait de bonne foi être comprise en fonction de l’ensemble des circonstances (ATF 148 III 57 consid. 2.2.2 ; 144 III 93 consid. 5.2.3 et les arrêts cités).
Lorsque l’interprétation ainsi dégagée ne permet pas de lever le doute quant au sens d’une clause contractuelle, celle-ci doit être interprétée en défaveur de son auteur, conformément au principe in dubio contra stipulatorem.
Tant le Tribunal des baux que le Tribunal cantonal ont retenu qu’il n’était pas possible de déterminer la réelle et commune intention des parties et qu’il convenait dès lors de procéder à une interprétation objective, en recherchant ce que chacune des parties pouvait raisonnablement comprendre, d’après les règles de la bonne foi, des déclarations de volonté de l’autre. En appliquant la méthode objective, le Tribunal des baux a considéré que la clause litigieuse conférait à la locataire la faculté de résilier le bail en tout temps après une année avec un préavis de six mois (soit en tout temps à compter du 1er décembre 2018).
Pour le Tribunal cantonal, cette interprétation n’était pas soutenable. Dans un premier temps, il a retenu qu’en considérant que les termes « un an après » signifieraient « à partir d’un an après », le Tribunal des baux se serait écarté de l’interprétation littérale. Toutefois, il a estimé qu’une interprétation purement littérale ne permettait pas de dégager le sens de la disposition et qu’il convenait dès lors de s’en distancer, en déterminant ce que chacune des parties pouvait raisonnablement et de bonne foi comprendre. Dans le cadre de cette interprétation, considérant la durée de principe de cinq ans, le Tribunal cantonal a estimé que, si la clause était maladroitement rédigée, le sens qui venait immédiatement à l’esprit était que la locataire avait la possibilité de résilier le bail pour une échéance d’un an après le début de celui-ci, sans que personne ne comprît ou ne pût comprendre, que passer le délai d’une année, la locataire aurait la possibilité de résilier le bail avant l’échéance des cinq ans moyennant un préavis de six mois. La locataire aurait dû donc résilier son bail au plus tard le 31 mai 2018 pour le 30 novembre 2018.
Pour le Tribunal fédéral, le fait que la durée du bail était initialement de cinq ans autorisait, sous l’angle de l’interprétation du principe de la confiance, tant la solution retenue par le Tribunal des baux, que celle retenue par le Tribunal cantonal. La clause litigieuse pouvait être comprise de bonne foi de deux façons différentes, sans que le doute ne puisse être levé avec les autres moyens d’interprétation. Ainsi, il a jugé qu’il devait être fait application de la règle in dubio contra stipulatorem.
Il convenait dès lors d’appliquer la clause litigieuse en défaveur de la bailleresse qui, bien qu’elle ne l’eût pas rédigé, était devenue propriétaire de l’immeuble en 2018, en informant que les conditions contractuelles en vigueur demeuraient inchangées. La clause litigieuse devait être interprétée en ce sens que la locataire avait la possibilité de résilier le bail avant son échéance initiale de cinq ans, à condition qu’au moins une année se fût écoulée depuis le début du contrat de bail et moyennant le respect d’un préavis de six mois. Il a ainsi jugé que le contrat de bail avait valablement pris fin le 31 juillet 2020.
Le Tribunal fédéral a donc admis le recours, en confirmant la solution qui avait été retenue par le Tribunal des baux, mais pour d’autres motifs.
III. Analyse
Cet arrêt ne fait que confirmer la hiérarchie bien établie entre les différentes méthodes d’interprétation lorsque le sens d’une clause contractuelle est contesté, à savoir la primauté de l’interprétation subjective sur l’interprétation objective, avec la précision que, si ni la première ni la deuxième de ces méthodes ne conduit à un résultat univoque, il convient d’appliquer la règle in dubio contra stipulatorem (TF, 22.09.2015, 4A_238/2015).
S’agissant de l’application de la règle in dubio contra stipulatorem, la particularité du cas d’espèce résidait toutefois dans le fait que ni l’une, ni l’autre des parties avaient rédigé la clause litigieuse, puisque la bailleresse ne l’était devenue qu’ensuite de l’acquisition de l’immeuble loué. Cela n’a pas empêché le Tribunal fédéral de considérer que la règle in dubio contra stipulatorem pouvait lui être opposée. Les juges de Mon Repos ont cependant pris le soin de préciser que la nouvelle bailleresse avait informé la locataire que les conditions contractuelles en rigueur demeuraient inchangées tout en relevant également que la bailleresse n’avait contesté l’application de la règle in dubio contra stipulatorem que sous l’angle de la subsidiarité.
A notre avis, à tout le moins, pour des raisons pratiques, cette applicabilité devrait être admise. En effet, à défaut, on ne voit pas comment devrait être interprétée une clause demeurée ambiguë même au terme d’une interprétation objective, faute d’autre règle subsidiaire voulant qu’une clause soit interprétée en défaveur de son auteur. A cela s’ajoute que, même dans le cas d’un transfert de la propriété de l’immeuble, le bailleur demeure la partie forte.
Au-delà des rappels et précisions, cet arrêt illustre le caractère aléatoire et incertain de l’interprétation objective, dans la mesure où les trois instances saisies successivement sont chacune parvenues à des conclusions différentes, même si, dans son résultat, l’arrêt du Tribunal fédéral rejoint celui auquel avait abouti le Tribunal des baux.